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LA TOUR DE LA LANTERNE.

Mais les vieux savants ont toujours ignoré l’ordre. Pour eux, tout se classant de soi-même dans les cases respectives du cerveau, ils veulent oublier que chose semblable n’a pas lieu dans les bibliothèques.

À part ce manque de mémoire qui faisait remarquer sa présence, on le laissait aller et venir, comme il l’entendait, dans la grande librairie où il était reçu plus en ami qu’en importun voisin.

Le jardin de sa maison n’était séparé de la cour de M. Baude que par un mur mitoyen, souvent franchi par Liette ou par ses petits amis. Dans ce jardin, qui donnait sur une rue étroite à peu près solitaire, le savant mathématicien avait fait construire un cabinet avec une chambre au-dessus ; et il vivait là, dans cette thébaïde, le temps qu’il ne donnait pas à ses cours au lycée, ne demandant pas à sa femme et à ses enfants la gaieté et le sourire qu’il semblait fuir ou ignorer.

Il ne paraissait au milieu de sa famille qu’aux heures des repas ; il y arrivait solennel et fatal comme un condamné à mort.

Son entrée était saluée d’un « bonjour papa » balbutié du bout des lèvres par ses trois enfants, et d’un imperceptible serrement de main de sa femme. Il s’asseyait, se servait et mangeait sans prononcer un mot, se bornant à regarder, par instant, ses fils les uns après les autres, pour découvrir la chose déplaisante à leur dire.

S’il la trouvait, il la gardait pour le dessert, afin d’en priver un des trois.

C’était, du reste, tout ce qu’il se permettait pour réformer leur tenue ou leur caractère.

En dehors des repas, il ne s’occupait plus d’eux ; les enfants devenaient libres comme l’air, à la condition toutefois de ne faire aucun bruit.

Comme chacun connaissait ses habitudes, chacun les respectait. Néanmoins on s’inspectait, avant de se mettre à table, pour s’éviter le désagrément d’une réprimande ou d’une punition, et personne ne parlait. À quoi bon ! puisque le père était le silence même.

Quelqu’un cependant avait le don de dérider ce front soucieux : c’était Liette.