Page:Say - Œuvres diverses.djvu/652

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vait pas de quoi je voulais lui parler ; et comme il vit que je restais là : L’éducation est libre, citoyen, me dit-il, je ne vais pas contrôler ce que vous faites chez vous.

Je rentrai en frémissant d’indignation. Comment, me disais-je à moi-même, comment y a-t-il des parents assez indifférents sur le bonheur de leurs enfants, pour les confier à un pareil maraud ? Mais ils ne savent pas peut-être tous les traitements qu’on leur fait éprouver. Alors je cherchai par quels moyens on pourrait les en instruire. Ce n’était point facile, je ne connaissais ni le nom ni l’adresse de pas un d’eux : Mettrai-je une affiche à la porte de l’école ?… Me tiendrai-je près de là pour avertir les personnes qui le matin amènent les externes ?… Mais qui persuaderai-je ? On me croira animé par une haine particulière, ou par l’intérêt personnel : bien des parents, d’ailleurs, connaissent le régime de cette école, et en sont fort contents : je vis une mère, il y a peu de temps, y ramener de force son enfant de six ans, qui s’était échappé pour retourner à la maison ! Enfin, si j’employais quelque moyen bien apparent pour faire déserter cette vallée de douleur, qui sait à quels excès se porterait contre moi le maître d’école ? Qui de vous, lecteurs, serait bien aise d’avoir pour voisin son ennemi mortel ? Que faire ?

Pour le savoir, j’ai pris le parti de vous écrire, citoyens auteurs de la Décade : par-là, j’ai soulagé mon cœur, et j’ai pensé que si vous ne pouviez pas me donner un conseil, vous pouviez au moins, en publiant ma lettre, mettre en garde les bons parents contre les mauvais instituteurs. Ils sentiront qu’ils ne doivent pas confier leurs enfants à celui qui n’aime pas les enfants ; que la meilleure éducation est celle du père ; que la meilleure, après celle-là, est celle qui s’en approche le plus ; et que dans une maison d’éducation où les enfants ne retrouvent pas la bonne humeur, la patience, l’indulgence paternelle, ils prennent à coup sûr un caractère déliant, caché, dur et sombre, et achètent beaucoup de vices au prix de beaucoup de larmes.

Et si, comme je l’espère, votre journal tombe entre les mains de quelques-uns de ceux qui envoient leurs enfants en face de chez moi, ils rougiront sans doute de faire moins d’attention à leur bonheur que moi, pour qui ils sont étrangers ; ils se communiqueront leur pensée, et ne livreront plus ce qu’ils ont de plus cher à cet homme, qui ira exercer son métier de tyran autre part que sur une terre libre.

P. S. Au moment où je vous envoie ma lettre, j’apprends que le maître d’école vient de mourir de mort subite : rien de mieux ; mais j’apprends en même temps que sa chère épouse va continuer à tenir l’école dans les mêmes principes. Une voisine, qui vient d’avoir une conversation avec elle, me dit qu’elle se désole d’avance des peines attachées à son état, et dont elle va supporter seule le poids. Or, êtes-vous