Page:Say - Œuvres diverses.djvu/668

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Linval est le meilleur danseur de Paris après Trénis ; il lut ce billet en continuant de fredonner un air nouveau qu’il avait commencé, et après l’avoir lu, d’un coup de son bambou le fit sauter en l’air, et courut au faubourg du Roule pour donner son avis sur une garniture de robe d’un goût exquis, mais qu’on craignait qui ne fût pas assez remarquée.

La seconde personne qui ramassa l’écrit, était un homme d’un âge mûr, vêtu simplement, qui marchait vite (car il était tard pour arriver à son bureau). Il se donna pourtant le temps de le lire ; mais aussitôt après, il leva les yeux au ciel comme pour dire : Ce n’est pas à moi que s’adresse cette lettre ; et il la reposa respectueusement par terre.

Un traitant passa ensuite : c’était un de ces gens qui se croient modérés, parce qu’ils se contentent d’un gain modique de trois mille francs par jour, de ces gens à qui une grande richesse donne tant d’assurance, et dont Labruyère dit qu’ils toussent fort et qu’ils crachent loin ; d’abord il poussa du pied le billet, ensuite la curiosité le lui fit ramasser ; à peine daigna-t-il le lire : après quoi il s’amusa à le déchirer en mille morceaux, en disant : C’est une attrape.

Le lendemain, précisément au même endroit, il se trouva un billet en tout pareil au premier. La première personne qui l’aperçut eut la délicatesse de prendre l’adresse au crayon, et de remettre le billet où il était. Deux jeunes époux, en se promenant, l’aperçurent quelques instants plus tard. Après l’avoir lu, Julie C… qui pourtant était en voie de devenir mère, à trois mois de là tout au plus, dit à son mari : « Mon bon ami, allons voir la personne dont il s’agit ; ce que nous pouvons offrir est peu de chose ; mais souvent un léger bienfait empêche un malheureux de se livrer au désespoir, et lui donne le courage d’attendre une occasion meilleure. Allons-y. »

Voilà nos deux époux arrivés dans la rue de Saintonge. Mais à Paris, quand on a le nom, la rue et le numéro, on est loin d’avoir trouvé une adresse. Quelques maisons portent le numéro qu’elles avaient avant la révolution ; ailleurs la révolution les a emportés ainsi que beaucoup d’autres choses. Les sections sont venues et ont successivement accumulé sur nos murailles des chiffres de toutes les couleurs qui ne se suivent point, des dénominations inutiles ou ridicules ; et où l’indication est nécessaire, c’est là qu’elle manque. Enfin, en voyant tout cela disposé avec tant de négligence, et si grossièrement barbouillé, on se croirait, non dans une capitale où les mœurs sont si raffinées et les arts si bien perfectionnés, mais bien plutôt dans quelque bourg demi-barbare de la Valaquie ?

Après avoir parcouru deux fois la rue de Saintonge, d’un bout à l’autre, le mari et la femme découvrirent le no  1342 ; ils apprirent que cette maison était occupée par un vieillard autrefois médecin, maintenant