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savoir que la joie n’est pas le bonheur ? Notre bon vieux Montaigne, qui n’a pas toujours raison, mais qui souvent rencontre juste, dit, dans je ne sais quel endroit[1] que l’extrême et plein contentement a plus de rassis que d’enjoué. Le plaisir bruyant ne décèle que le besoin de s’étourdir ; tandis qu’on aime à savourer le bonheur véritable. Les gens heureux font peu de bruit ; ils sont comme les nations dont vous savez que Rousseau a dit que les plus fortunées sont celles dont on entend le moins parler.

Ma faconde était superflue. Mon ami branlait la tête, et ne croyait pas un mot de tout ce que je lui disais.

Très de nous, sur le tillac, était un père avec son fils. Le jeune homme ne faisait pas grand bruit, mais il parcourait tous les coins du bateau, questionnait les mariniers, essayait quelquefois de les aider, s’efforçait de grimper sur une échelle de corde, descendait dans la chaloupe, revenait sur le tillac. Le père le regardait d’un air pensif, et il ne lui arriva pas de rire une seule fois. Mon ami, jetant quelquefois les yeux sur cet homme par hasard, disait toujours en prenant un ton compatissant : Voilà un être tourmenté de quelque grand chagrin.

Lorsqu’il regardait au contraire un autre groupe : Parbleu, disait-il, ces gens me font envie ! En effet, il y avait là une compagnie qui faisait à elle seule plus de bruit que tout le reste de l’équipage ensemble. C’étaient des jeux de toutes les façons, des niches qu’on se faisait les uns aux autres, de gros bons mots, et des éclats de rire à n’en point finir.

Cette compagnie était ainsi composée :

Une grosse maman, très-bien mise, encore fraîche, ayant de l’embonpoint et sachant en tirer parti ; de ces femmes à qui il ne manque, pour avoir l’air distingué, qu’une santé moins florissante : du reste, couverte de bagues et de dentelles. Elle avait avec elle sa fille, jeune personne au regard gracieux, souriant avec modestie aux propos d’un homme de trente ans environ, fort empressé de lui plaire.

Un jeune ménage très-gai, un vieux bel esprit faisant des contes gaillards, et un enfant qui étourdissait la société de son babil et de ses amusements, voilà ce qui complétait cette bande joyeuse.

Mon ami qui enviait toujours leur bonne et franche gaîté, s’approcha d’eux, et comme il est d’un abord aimable, il eut bientôt lié connaissance ; je crois même qu’il fut admis à une partie d’oiseau-vole.

Je ne le suivis point, mais j’entrai en conversation avec celui que mon ami regardait comme un être infortuné, et nous en vînmes bientôt à causer familièrement ensemble.

Après les premiers mots de politesse accoutumée, il m’apprit qu’il

  1. C’est au vingtième chapitre du livre II.