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BENTHAM 185 BERKELEY

n’est pas seulement le plus grand d’étranges barbarismes. C’est un moins grand intérêt, ce n’est pas seulement le plus grand plaisir procuré et la plus grande peine évitée à chacun, ce n’est pas seulement le plus grand bien de chacun ; c’est le plus grand bien du plus grand nombre. Dans ces conditions, ne serait-ce pas une opinion plus exacte et plus sage de croire que, si l’utilitarisme est une morale, c’est simplement une morale incomplète ? Comment en effet serait-il antimoral ou immoral de donner pour but à son activité l’intérêt de l’espèce, le plus grand bien du plus grand nombre, « l’utile », même en prenant le bien, comme Bentham dans l’acception un peu étroite de plaisir ou de cause deplaisir physique ? Tout ce qu’on peut dire, c’est que l’utilité ne suffit pas toujours comme criterium de la moralité c’est que souvent, quand nous disons, juste ou injuste, moral ou immoral, nous disons quelque chose de plus que utile ou inutile ; c’est que le « bien moral » est un bien autrement que parce qu’il précède et produit, dans la plupart des cas, « des biens physiques », qu’il est un bien, même s’il ne produit pas de biens physiques et peut continuer d’en être un, même s’il produit des maux physiques.

Il yaurait certainement exagération à prétendre que ce soit la morale par excellence, cette morale de l’intérêt immédiat qui se donne pour règle et pour but de procurer le plaisir, tout plaisir et d’éviter la peine, toute peine ; qui, par conséquent, à y regarder de près, est exclusivement sensualiste. Sans doute, le stoïcisme grec et la vertu chrétienne sont des conceptions plus hautes. Mais les conceptions ne suppriment pas les faits. Or, à la base de l’utilitarisme, il y a ce fait, que l’homme ne travaille ici-bas que pour améliorer ici-bas sa condition et que l’effort humain vise une satisfaction terrestre, qui est la diminution du mal et l’accroissement du bien physique. Il faut seulement que le bien convoité et sollicité ardemment par l’initiative individuelle ne se conquière pas au détriment de l’espèce. Sous cette réserve, rien dans le système utilitaire n’est immoral ou antimoral. Et même, si l’économie politique est susceptible de servir de fondement à une morale, il ne saurait y avoir d’autre morale économique que celle-là. Bentham, qui procède de Bacon par la tendance générale de sa philosophie vers l’utile, en pro cède également par la manière logiqu e et par le style, quoiqu’il argumente et « raisonne » davantage, se serve de la déduction à côté de l’induction et parte de temps en temps de principes abstraits et d’axiomes a priori ; quoique sa forme, enfin, soit pleine d’incorrections et son vocabulaire plein d’étranges barbarismes. C’est un moins grand ! écrivain que Bacon, mais c’est une intelligence aussi grande. L’esprit de Bentham est, dans l’analyse, un instrument d’une pénétration extraordinaire ; il est souple et comme multiple, jamais lassé, jamais tari, toujours prêt sur toutes les questions, incomparable pour l’attaque, ingénieux pour la reconstruction, original jusqu’en ses erreurs

mêmes.

Cet homme, qui ne fut pas exempt de quelques ridicules, permet plus qu’aucun autre de mesurer la profondeur du sens commun ; ainsi que Bacon, il eut le bon sens porté jusqu’au génie,etc’estpourquoi,par-dessus tout, il fut un esprit critique. De même que l’esprit de Bacon, l’esprit de Bentham est un esprit anglais,etses succès scientifiques et politiquessont, comme ceux de Bacon, des victoires anglaises. C’est à Bentham que se rattachent,. dans l’étude des sociétés et dans l’histoire du droit, John Stuart Mill, Spencer et Sumner Maine, trois chefs d’école. Personne n’a engendré plus d’œuvres et plus de maîtres. CHARLES BENOIST.

BERKELEY. Berkeley (1685-1753) n’a pas été seulement un des plus grands génies philosophiques et son œuvre ne se borne pas à la révolution qu’il accomplit dans le domaine psychologique ; il a été aussi un des précurseurs de l’économie politique. « Le Querist, dit sir James Mackintosh, contient sur la législation et l’économie politique,. peut-être plus de notions alors originales et qui sont loin d’être appliquées, que l’on n’en trouve dans un espace égal. »

Berkeley a développé une théologie utilitaire et déduit des règles morales « de l’intention de Dieu d’encourager le bonheur général ». La doctrine utilitaire est exposée dans le sermon sur l’obéissanc passive (1712) et elle se rapproche fort des idées que Ben-tham devait soutenir plus tard.

George Berkeley naquit en 1685 à Killerin, dans le comté de Kilkenny. Il se distingua à. l’université de Dublin par son ardeur pour les études philosophiques. Ses premiers écrits, une nouvelle théorie de la vision (1709), un traité sur les principes des connaissances. humaines (1710) attirèrentl’attention. Nommé dean en 1710, il se rendit à Londres et se lia avec Addison, Steele et Swift, qui s’intéressa tout particulièrement à son jeune compatriote. Berkeley voyagea en France et en Italie pendantplusieurs années.

A son retour à Londres, il conçut l’idéed’établir une université à Bermuda. C’était, à son avis, le meilleur moyen de convertir au christianisme les populations indigènes et