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PHYSIOCRATES

PHYSIOCRATES

libre de l’univers ; l’humanité doit aussi être soumise à des lois qui assurent Tordre social, car l’ordre social n’est qu’une partie de l’ordre universel. Si, disaient-ils encore, les hommes connaissaient exactement les lois de l’ordre social ou, en d’autres termes, les obligations de leur nature, et s *y conformaient, les rapports qu’ils ont entre eux ne tarderaient pas à se régler selon la justice, « cette règle universelle et souveraine, reconnue par les lumières de la raison, qui détermine évidemment ce qui appartient à soi-même et aux autres ».

Les physiocrates se mirent ainsi, dès le début de leur système, en opposition avec les deux systèmes sociaux les plus à la mode de leur temps : celui de Hobbes, d’après lequel chaque individu, en naissant, a droit à tout dans le monde, et celui de Rousseau (voy. ce nom), d’après lequel l’homme, en abandonnant un prétendu état dénature pour former des sociétés, a perdu une partie de ses forées et s’est mis en esclavage. Le marquis de Mirabeau et Quesnay firent remarquer que l’homme ne peut vivre sans le secours de ses semblables et que, bien loin d’avoir restreint sa liberté, les sociétés ont seules permis à l’homme d’en faire usage, puisque sans elles il n’aurait pu assurer sa vie, ni la perpétuité de son espèce. Les conventions tacites ou formelles auxquelles Rousseau donnait le nom de contrat social n’étaient, d’après les mêmes auteurs, que le corollaire des conditions d’existence imposées à l’humanité par l’auteur de la création. Quant au droit de tous à tout, invoqué par Hobbes, Quesnay montrait qu’il est aussi illusoire que le droit des hirondelles à tous les moucherons qui voltigent dans l’air, puisque l’activité humaine est bornée par les forces diverses qui nous entourent, par l’insuffisance de nos facultés, par l’activité de nos semblables. Ainsi, existence de lois naturelles régissant le monde humain ; nécessité de la réunion des hommes en sociétés ; restriction à notre liberté en nous-mêmes et en dehors de nous et, comme conséquence, inégalité fatale des hommes entre eux ; tels étaient les premiers fondements de la philosophie sociale des physiocrates. L’une des remarques sur lesquelles ils s’appuyaient, était que l’homme est poussé par deux ressorts antagoniques en apparence, la sociabilité et l’intérêt personnel, et que cependant la combinaison de ces deux ressorts produit des effets harmoniques. Pour arriver plus sûrement à l’harmonie, ou, « au règne de la justice par essence », il fallait déterminer les conditions d’existence de l’homme ; les recherches auxquelles il fallait procéder formaient, d’après les économistes, une science entièrement nouvelle et complètement distincte du droit positif, car le droit positif, œuvre artistique des législateurs, pouvait être contraire à la nature de l’homme et à la justice, ainsi que le prouvait surabondamment la multitude des lois contradictoires et absurdes établies successivement chez les nations. De là, le mot physiocratie ; de là le distique de Quesnay que nous avons rappelé plus haut et qui n’était, au fond, qu’une traduction de la formule de Gournay : « Laissez faire, laissez passer », En affirmant que l’humanité est soumise à des lois naturelles, les physiocrates ont fondé la science sociale, car une science existe, non quand elle a été constituée tout entière, ce qui ne saurait jamais arriver, mais quand on connaît l’ordre des recherches auxquelles il faut procéder pour la constituer. Leur découverte fut due toutefois à une intuition de génie plutôt qu’à des vues méthodiques. Ils ne déterminèrent pas d’une façon précise ce qu’ils entendaient par lois naturelles et par ordre social ; ils avaient procédé par analogie ; ayant constaté que l’ensemble des lois qui régissent la matière assure l’équilibre général de l’univers, ils en avaient conclu que des lois naturelles doivent régir l’homme et lui procurer les moyens de faire ce qui lui est avantageux. Or, ils ne s’expliquaient pas sur ce mot et ne faisaient pas de distinctions suffisantes entre ce qui peut être avantageux à l’individu et ce qui peut être avantageux à la société dont l’individu fait partie ou à l’humanité en général ; ils confondaient même quelquefois l’équilibre physique universel avec le bien particulier à l’homme ou aux hommes et se trouvaient entraînés à ramener tout à l’homme dans la nature, comme si la nature n’avait été faite que pour lui. Enfin, ils ne tenaient pas assez compte de ce fait que chacun de nous est un être complexe, à la fois portion de la matière, être vivant, membre de l’humanité, individu, et que les observations dont nous sommes l’objet diffèrent suivant qu’on se place à tel ou tel point de vue. Cet abus de simplification entraîna les physiocrates dans plus d’une erreur. Ainsi ils affirmèrent que tout acte, contraire aux lois naturelles, étant destructeur de l’ordre social, attire sur le coupable des maux inévitables. Le méchant aurait ainsi préparé de lui-même son châtiment, ce qui est évidemment - contraire aux faits de chaque jour.

Quesnay avait aussi une fausse conception du droit et du devoir ; au lieu de considérer le droit comme un rapport entre des activités, il en avait fait quelque chose d’absolu et de spécial à chaque individu- Tout homme en