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Les physiocrates ont vu le but ; ils se sont trompés souvent sur les moyens. Plusieurs de leurs conceptions économiques étaient, aussi défectueuses que leur théorie politique du despotisme légal. On commettrait pourtant une ingratitude si l’on ne reconnaissait pas qu’ils ont, les premiers, jeté les fondements de l’économie politique. Sans diminuer en rien le mérite d’Adam Smith, il suffit de rappeler que, dans les vingt années qui ont précédé la publication de la Richesse des nations, une énorme bibliothèque a été écrite et publiée par les premiers économistes français et qu’un très grand nombre de questions ont été élucidées par eux.

Il est incontestable que la méthode employée dans ces ouvrages fut très inférieure à celle de Smith. Les physiocrates abusaient du procédé déductif ; or, ainsi que le disait Mably, les vérités philosophiques ou sociales ne ressemblent nullement aux vérités géométriques ; pour établir celles-ci, on raisonne sur des objets simples, au sujet desquels il est toujours facile de s’entendre, tandis que dans les sciences morales et politiques, on médite sur des questions complexes. Si on ne doit pas écarter systématiquement la méthode à priori, car toute méthode est bonne quand on raisonne juste (V. Méthode), il faut, lorsqu’on l’emploie, se méfier des prémisses, classer avec soin tous les objets et ne pas s’obstiner à soutenir des conclusions quand les faits parlent contre elles. Les physiocrates n’évitèrent pas toujours ces écueils et le public put trouver, non sans motifs, qu’ils ne faisaient pas constamment briller cette évidence dont ils avaient annoncé l’apparition.

Ils sont néanmoins parvenus à une compréhension très nette du but et de l’objet de la science sociale et, en recherchant les voies qui peuvent conduire à la « justice absolue », ils ont imprimé à leurs conceptions un remarquable caractère de grandeur. On peut prétendre que leur optimisme ne reposait que sur une hypothèse ; mais jusqu’à présent aucune preuve sérieuse n’a été opposée à cette hypothèse, tandis que le système de l’antagonisme qui a fait le fondement des déclamations des socialistes de tous les temps ne résiste pas à l’analyse.

Si l’on regarde la physiocratie par les petits côtés, on ne voit que produit net, classe stérile, impôt unique et despotisme légal ; mais si l’on tient compte du but poursuivi par Quesnay et par son école, on voit une science, des vues profondes et des lois.

L’action que les économistes ont exercé sur les transformations de la France fut considérable. Si les règlements qui gênaient les échanges et l’industrie, si la corvée, la dîme, les droits de traite, la gabelle, si les obstacles de toute espèce à la liberté individuelle n’avaient été pendant de longues années battues en brèche, beaucoup de réformes n’auraient pu être accomplies ni par le gouvernement de Louis XVI, ni par la Révolution.

Les physiocrates n’ont pas été seuls à poursuivre l’œuvre de rénovation qui a marqué la fin du xviiie siècle ; mais seuls ils l’ont poursuivie avec des préoccupations scientifiques. Ils ont touché successivement aux grands problèmes sociaux, non pas avec une méthode parfaite, du moins avec la conviction que les solutions à trouver ne pouvaient dépendre de la fantaisie humaine et étaient la conséquence de lois nécessaires et immuables.

Les physiocrates, après avoir fait sortir toute richesse de la terre, avaient dit : Moins l’homme a d’efforts à faire et plus il est riche. L’école de Smith chercha surtout l’origine de la richesse dans la production et dans l’échange. Toute matière sans valeur n’est pas une richesse, dit-elle ; de sorte qu’en prenant cette proposition à la lettre, on n’aurait pas regardé comme richesse les avantages naturels, les inventions, les travaux dont l’homme profite sans les échanger ; un climat heureux, l’invention du vaccin, de l’écriture, de la vapeur, etc. toutes richesses très réelles, mais inéchangeables, n’ayant pas ou n’ayant plus de valeur dans le sens économique du mot. Smith avait intitulé son livre Richesse des nations, sans bien déterminer de quelle richesse ou de quelles nations il parlait. En débarrassant la science des exagérations dont elle était remplie, il a trop considéré les lois qui président au développement de la production comme le but unique des recherches de l’économiste ; les physiocrates avaient surtout en vue l’homme ou plutôt le bien de l’individu et le bien de l’humanité. Il n’est pas démontré qu’ils aient eu tort.

Cette préoccupation humanitaire a donné en tout cas à leur œuvre une élévation qu’on rencontre rarement ailleurs. Grâce à elle, ils ont défendu leurs principes avec une foi et un courage qu’on peut admirer, car jusqu’à Cobden (V. ce nom) on ne trouve dans l’histoire moderne aucun exemple de propagande aussi vaillante et aussi active que celle qu’ils entreprirent en faveur de la liberté du commerce des grains, ni de lutte plus courageuse que celle de Turgot contre les abus ou que celle de Du Pont de Nemours contre les assignats.

Si nous regardons l’ensemble des travaux