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LIVRE PREMIER. — CHAPITRE XVII.

pour vingt francs de blé plutôt que pour trente francs de fourrage. Elle calculait mal ; car si le terrain produisait un hectolitre de blé valant vingt francs, ce même arpent cultivé en prairie, et donnant un produit de trente francs, aurait procuré un hectolitre et demi de blé au lieu d’un hectolitre. Que si le blé était assez rare et assez cher pour que l’hectolitre valût plus que le fourrage, l’ordonnance était superflue : l’intérêt du producteur suffisait pour lui faire cultiver du blé[1].

Il ne reste donc plus qu’à savoir qui, de l’administration ou du cultivateur, sait le mieux quel genre de culture rapportera davantage ; et il est permis de supposer que le cultivateur qui vit sur le terrain, l’étudie, l’interroge, qui plus que personne est intéressé à en tirer le meilleur parti, en sait à cet égard plus que l’administration.

Si on insiste, et si l’on dit que le cultivateur ne connaît que le prix-courant du marché, et ne saurait prévoir, comme l’administration, les besoins futurs du peuple, on peut répondre que l’un des talens des producteurs, talent que leur intérêt les oblige de cultiver avec soin, est non-seulement de connaître, mais de prévoir les besoins[2].

Lorsqu’à une autre époque, on a forcé les particuliers à planter des betteraves ou du pastel dans des terrains qui produisaient du blé, on a causé un mal du même genre ; et je ferai remarquer, en passant, que c’est un bien mauvais calcul que de vouloir obliger la zone tempérée à fournir des produits de la zone torride. Nos terres produisent péniblement, en petite quantité et en qualités médiocres, des matières sucrées et colorantes qu’un autre climat donne avec profusion[3] ; mais elles produisent,

  1. À l’époque dont il est question, le blé ne manquait réellement pas ; le cultivateur avait seulement de la répugnance à le vendre contre du papier-monnaie. En échange d’une valeur réelle, on avait du blé à très-bon compte, et cent mille cultivateurs auraient transformé en terres labourables leurs prairies, qu’ils n’auraient pas donné plus de grains contre un papier-monnaie qui ne leur inspirait aucune confiance.
  2. On sent bien que, dans la circonstance d’une ville assiégée, d’un pays bloqué, et dans tous les cas où l’administration a des moyens que n’ont pas les particuliers, de prévoir les extrémités où l’on peut être réduit, on ne doit pas se conduire d’après les règles ordinaires. Aux violences qui troublent la marche naturelle des choses, on doit quelquefois opposer des moyens violens, quelque fâcheuse que soit d’ailleurs cette nécessité, de même que la médecine emploie avec succès les poisons comme remède ; mais il faut, dans l’un et l’autre cas, beaucoup de prudence et d’habileté pour les administrer.
  3. M. de Humboldt a remarqué que sept lieues carrées de terrain, dans les contrées équinoxiales, fournissent tout le sucre que la France a jamais consommé dans les temps de sa plus grande consommation.