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journaux de langue anglaise (un à Londres et un à New-York), trois de langue allemande (un à Londres, deux à New-York), dix de langue italienne, quatre en espagnol, un en hébreu, deux en portugais, un en tchèque, un en hollandais ’. La propagande par les écrits n’est pas moins dangereuse que celle qui s’accomplit par le fait. La turbulence, la violence, l’éclat des crimes, porte sans doute à exagérer l’importance de la secte. Pourtant le parti, encore très minime, en douze ans aurait augmenté dans la proportion de un à mille’-.

En 1882, d’après l’avocat général Hérard, Kropotkine n’avait que quelques adeptes à Lausanne ou a Genève, deux ou trois sectateurs isolés à Paris, un ou deux groupes favorables à Lyon, avec quelques ramifications dans les villes industrielles de la région, en tout peut-être une centaine de personnes. Dix ans plus tard, le 28 mai 1802, trois mille anarchistes, dans une réunion publique tenue à Paris, approuvaient Ravachol et ses complices. M. Girard, le chimiste, juge les sectaires très nombreux dans la classe ouvrière. M. Préval constate que le parti est en bonne voie de s’organiser, avec un but défini, et l’espoir, au fur et à mesure des succès obtenus, d’entraîner à sa suite la grande masse du prolétariat urbain.

Le même écrivain appelle les anarchistes les chevau-légers du socialisme. Les socialistes avancés saluent dans les anarchistes l’avant-garde de francs-tireurs qui leur ouvrira la brèche. L’anarchisme, c’est le socialisme en action. À certains moments dans l’excitation des grèves, lorsqu’il s’agit d’assommer un ingénieur, un contremaître, un patron, les ouvriers, qu’ils soient blanquistes, possibilistes, marxiste, se livrent eux aussi à la propagande par le fait  : pousser à la grève sous toutes ses formes et préparer la grève générale est aussi un article de leur programme. Presque tous les socialistes deviendraient anarchistes, s’ils croyaient par là s’emparer plus promptement, plus sûrement du pouvoir pour établir une société non anarchique.

6. Psychologie des anarchistes.

A défaut de la quantité dont l’évaluation nous échappe, on peut essayer de se rendre compte de la qualité. Dans le parti socialiste, les chefs ne sont que des comparses  : le chœur, la masse des régiments ouvriers tient le devant de la scène. Chez les anarchistes au contraire, doctrinaires ou militants, les individus jouent le premier rôle.

1. La Plume, !’■ mai 1S93.

i. Revue bleue du i3 décembre 1893.


— li> — ANAKCHIK

Pour connaître leur histoire, il faudrait pos- séder quelques centaines de biographies. On ne doit cependant pas les considérer isolé- ment  : en dépit de la théorie anarchiste, l’homme est un être collectif. Ils forment une secte et relèvent, au même litre que les jacobins, de la psychologie des sectes dont Taine, et après lui M. Tarde, nous ont donné des études approfondies ’. Ils se recrutent dans toutes les classes ; il y a parmi eux des aristocrates, des savants, des bobt-rnes de la littérature et du travail, des prolétaires. Ils offrent une variété de types qui se complè- tent  : « mystiques rêveurs, naïfs ignorants, malfaiteurs de droit commun ». Les uns sont des doctrinaires philosophiques, d’autres des révolutionnaires militants, d’autres de simples criminels ; mais ils ont ce trait com- mun, les deux premières classes du moins, de croire à la bonté native de la nature hu- maine, dépravée seulement par de mauvaises organisations sociales, et vous reconnaissez là l’optimisme monstrueux de Rousseau, son paradoxe fondamental. Eux-mêmes se croient bous, se sentent excellents. Sincère- ment, ils se donnent pour de purs philan- thropes. C’est par amour des hommes qu’ils tuent au hasard. Ils n’en éprouvent aucun T-emords et se considérèrent comme des héros, des martyrs et des saints. Leurs âmes sont sensibles  : n’oubliez pas que Couthon élevait des tourterelles, que Robespierre avait écrit un plaidoyer pour l’abolition de la peine de mort. Il y a parmi eux des caractères intè- gres, rendus atroces par leur philanthropie jointe à leur ignorance de la nature humaine et à l’orgueil sans bornes de leur propre in- faillibilité.

Mettons à part Proudhon, pur théoricien hétérodoxe, venu en pleine effervescence socialiste de la première moitié du siècle, quand la grande industrie commençait à se développer en France. Proudhon fourmille de thèses contradictoires. Il proclame l’homme libre, mais il lui répugne que la femme le soit  : il constitue la famille en pa- triarcat austère, sous l’autorité du mari, alors que les anarchistes ne veulent enten- dre parler que d’union libre, de libre amour. Il s’est, d’ailleurs, réfuté lui-même, ou plutôt il a accepté certains démentis que les événements ont infligés à son système. Par- tisan farouche de l’égalité, dans sa lettre à Victor Considérant, il refusait, en un ma- gnifique langage, toute influence au génie et au talent sur les affaires du monde. Mais, après les déceptions de 1848, dans une autre lettre écrite de Sainte-Pélagie à Charles

1. Revue des Deux Mondes du 15 norembre 1893.


ANARCHIE