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D’UN LIÈVRE.

Le vieillard, satisfait de l’altitude de son auditoire, et voyant que je l’attendais, continua ainsi :

Mon secret, mes enfants, c’est mon histoire. Qu’elle vous serve de leçon, car la sagesse ne vient pas à nous avec l’âge, il faut aller au-devant d’elle.

J’ai dix ans bien comptés ; je suis si vieux, que de mémoire de Lièvre il n’a été donné de si longs jours à un pauvre Animal. Je suis venu au monde en France, de parents français, le 1er  mai 1830, là tout près, derrière ce grand chêne, le plus beau de notre belle forêt de Rambouillet, sur un lit de mousse que ma bonne mère avait recouvert de son plus fin duvet.

Je me rappelle encore ces belles nuits de mon enfance où j’étais ravi d’être au monde, où l’existence me semblait si facile, la lumière de la lune si pure, l’herbe si tendre, le thym et le serpolet si parfumés.

S’il est des jours amers, il en est de si doux !

J’étais alerte alors, étourdi, paresseux comme vous ; j’avais votre âge, votre insouciance et mes quatre pattes ; je ne savais rien de la vie, j’étais heureux, oui, heureux ! car vivre et savoir ce que c’est que l’existence d’un Lièvre, c’est mourir à toute heure, c’est trembler toujours. L’expérience n’est, hélas ! que le souvenir du malheur.

Je ne tardai pas, du reste, à reconnaître que tout n’est pas pour le mieux en ce triste monde, que les jours se suivent et ne se ressemblent pas.