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Page:Scarron - Le Virgile travesti, 1889.djvu/447

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Le fleuve, ennemi de mémoire,
Passait auprès, donnant à boire
A plusieurs esprits altérés ;
Ils étaient ensemble serrés,
Car la multitude était grande.
On peut comparer cette bande
Aux abeilles, quand, dans un pré
De cent mille fleurs diapré,
Leur soûl de fleurs elles se donnent,
Et, picorant les fleurs, bourdonnent ;
Ainsi les âmes, dans Léthé,
Sans se faire civilité,
S’entre-faisaient choir dans le fleuve :
Tandis que quelqu’une s’abreuve,
L’autre, par le cul la choquant,
Prenait sa place en se moquant.
Enée, à cette multitude,
Ne fut pas sans inquiétude,
(Maron dit qu’il en eut horreur,
Mais je crois que c’est une erreur) ;
Il est vrai que, voyant la chose,
Volontiers il eût su la cause
De leur grande altération,
Et pourtant, par discrétion,
Il dissimula son envie ;
Anchise, qui fut en sa vie
Fin et rusé comme un Normand,
Le vit à ses yeux aisément.
Il lui dit : "Ceux que tu vois boire
Tâchent de perdre la mémoire
Dans la rivière de Léthé
D’avoir en d’autres corps été,
Afin qu’au monde retournées
Après un grand nombre d’années,
Des corps jadis abandonnés,
Comme de péchés pardonnés,
Elles perdent la souvenance.
— N’en déplaise à votre Eminence,
Ces esprits-là, dont vous parlez,
Sont du jour bien ensorcelés,