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Page:Scarron - Oeuvres T2, Jean-François Bastien 1786.djvu/16

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LE ROMAN


selle, habillée moitié ville, moitié campagne. Un jeune homme, aussi pauvre d’habits que riche de mine, marchoit à côté de la charrette. Il avoit un grand emplâtre sur le visage, qui lui couvroit un œil et la moitié de la jouë, et portoit un grand fusil sur son épaule, dont il avoit assassiné plusieurs pies, geais et corneilles, qui faisoient comme une bandouilliere, au bas de laquelle pendoient par les pieds une poule et un oison, qui avoient bien la mine d’avoir été pris à la petite guerre. Au lieu de chapeau il n’avoit qu’un bonnet de nuit, entortillé de jarretieres de differentes couleurs ; et cet habillement de tête étoit une manière de turban qui n’étoit encore qu’ébauché, et auquel on n’avoit pas encore donné la dernière main. Son pourpoint étoit une casaque de grisette, ceinte avec une courroye, laquelle lui servoit aussi à soutenir une épée, qui étoit si longue qu’on ne s’en pouvoit aider adroitement sans fourchette. Il portoit des chausses troussées à bas d’attache, comme celles des comédiens, quand ils représentent un héros de l’antiquité ; et il avoit au lieu de souliers des brodequins à l’antique, que les bouës avoient gâtés jusqu’à la cheville du pied. Un vieillard vêtu plus régulierement, quoique très-mal, marchoit à côté de lui. Il portoit sur ses épaules une basse de viole, et parce qu’il se courboit un peu en marchant, on l’eût pris de loin pour une grosse tortuë, qui marchoit sur les jambes de derriere. Quelque critique murmurera de la comparaison, à cause du peu de proportion qu’il y a d’une tortuë à un homme ; mais j’entens parler des grandes tortuës qui se trouvent dans les Indes, et de plus je m’en sers de ma seule autorité. Retournons à notre caravane. Elle passa devant le tripot de la biche, à la porte