Aller au contenu

Page:Scarron - Oeuvres T3, Jean-François Bastien 1786.djvu/306

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

naturel, et toute jeune que j’aye été, ma mére ne s’est jamais confessée que je ne me sois approchée d’elle le plus que j’ai pu pour entendre sa confession. Toute bazanée ou plutôt noire qu’elle étoit, son visage et sa taille n’étoient pas sans agrémens, et plus de six chevaliers commandeurs des croix rouges et vertes n’ont pas dédaigné d’avoir ses bonnes grâces. Elle étoit si charitable, qu’elle les accordoit à tous ceux qui les lui demandoient ; et elle fut d’une ame si reconnoissante envers ses maîtres, que pour les récompenser en quelque façon de la peine qu’ils avoient eue à la nourrir dès sa jeunesse, elle faisoit tous les ans ce qu’elle pouvoit pour leur donner un petit esclave mâle ou femelle ; mais le ciel ne secondoit pas sa bonne intention, et tous les petits demi-négres de sa façon mouroient dès leur naissance. Elle fut plus heureuse à élever les enfans des autres. Ses maîtres qui perdoient tous les leurs dès le berceau, la firent nourrice d’un garçon désespéré des médecins, qui en peu de tems, par le soin et par les bonnes qualités du lait de ma mére, donna bientôt des signes d’une parfaite santé, et l’espérance d’une longue vie. Ce bonheur fut cause que la maîtresse de ma mére lui donna sa liberté en mourant. Voilà ma mére libre ; elle se mit à blanchir du linge, et y réussit si bien, qu’en peu de tems il n’y eut pas un courtisan dans Madrid qui crût son linge bien blanchi, s’il ne l’avoit été des mains de la Moresque. En ce tems-là elle remit en pratique les leçons que sa mére lui avoit données autrefois, pour avoir commerce avec les gens de l’autre monde. Elle avoit abandonné cet exercice chatouilleux, plus par modestie, et pour se trouver fatiguée des louanges qu’on lui donnoit d’être excellente en son art, que par crainte