Page:Scarron - Théâtre complet, tome 3, 1775.djvu/290

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Mon âme me quitta dedans cette aventure,

Dedans le même instant je changeai de nature,

Je suis si peu, celui que j'étais paravant,

Que je ne me saurais connaître maintenant,

J'ai bien la même taille, et le même visage,

Mais je n'ai pas les sens ni le même courage,

Je n'ai ni les pensers, ni les mêmes souhaits,

Enfin je suis celui que je ne fus jamais.

Mon corps n'est animé que par des traits de flamme,

Qui le font subsister au défaut de mon âme,

Et ces traits merveilleux sont des traits que l'Amour

Par les yeux m'élança, pour me rendre le jour ;

Il eut pitié de voir mon âme ainsi ravie,

Il voulut par ses yeux me redonner la vie.

Ainsi par un effet qui ne peut s'exprimer,

Ce qui me fit mourir, servit pour m'animer.

Depuis les souvenirs de ses aimables charmes,

M'ont agité les sens, m'ont fait verser des larmes,

M'ont privé de plaisir, m'ont ôté le repos,

M'ont fait en un moment jeter mille sanglots,

Et n'ai jamais osé, ni n'oserais encore

Dire à ce bel objet le mal de Matamore.

Quand je pense aux grandeurs de ces perfections,

Je me laisse emporter aux admirations ;

Mon jugement s'égare, et mon âme est confuse,

Voyant sur le Parnasse une nouvelle Muse,

Qui par un art nouveau, d'un nouvel Apollon

Fait sortir de Pégase un nouvel Hélicon :

Les Muses ne sont plus ni charmantes, ni belles,

Son mérite ternit l'éclat des neufs Pucelles ;

Leur vieux maître a cédé sa place à son savoir,

Et s'est soumis lui-même aux lois de son pouvoir :

Si bien que cette belle étouffera la gloire