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Page:Schleiermacher - Discours sur la religion, trad. Rouge, 1944.djvu/319

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que soient les objets qu’ils visent, des façons de sentir et de voir religieuses. C’est là le but propre et suprême de la virtuosité[1] sur le plan du christianisme.

L’intuition originelle de celui-ci, celle d’où procèdent toutes ces façons de voir, comment détermine-t-elle le caractère de ses sentiments ? Vous vous en rendrez compte aisément. Comment appelez-vous le sentiment d’une nostalgie insatisfaite, dont l’objet est un grand objet, et de la nature infinie de laquelle vous avez conscience ? Qu’est-ce qui vous saisit, là où vous trouvez le sacré et le profane, le sublime et le médiocre ou l’insignifiant mêlés de la façon la plus intime ? Et comment appelez-vous la disposition d’esprit qui vous contraint parfois à supposer partout un tel mélange et à chercher à le discerner partout ? Ce n’est pas de temps à autre que cette disposition s’emparé du chrétien ; elle est la tonalité dominante de tous ses sentiments religieux. Cette sainte mélancolie — car c’est le seul nom que m’offre le langage — accompagne toute joie et toute douleur, tout amour et toute crainte ; même dans son orgueil comme dans son humilité, elle est le ton fondamental auquel tout se rapporte. Si vous vous entendez à dégager de quelques traits particuliers, et [300] à reconstituer ainsi, l’intérieur d’une âme, sans vous laisser troubler par les éléments étrangers qui y sont mêlés, venus Dieu sait d’où, vous trouverez cette disposition tout à fait dominante chez le fondateur du christianisme. Si un écrivain qui n’a laissé que quelques pages écrites dans une langue simple ne vous semble pas trop insignifiant pour que vous lui accordiez votre attention, dans chaque mot qui nous reste de son ami de cœur, ce ton vous touchera, et si jamais un chrétien vous a laissés pénétrer dans le secret sacro-saint de son âme, il n’est pas douteux que c’est celui-là[2].

Tel est le christianisme. Je ne veux pas pallier ses défigurations et ses multiples corruptions, car la corruptibilité de tout ce qui est saint, dès que cela devient humain,

  1. Le seul emploi de ce mot sur le plan religieux qui ait été maintenu.
  2. La note 14 de 1821 présente à ce propos quelques observations sur l’Évangile selon saint Jean, qu’on sent le préféré de Schleiermacher. Sa façon de parler de l’apôtre rappelle celle dont il a parlé du Christ lui-même, p. 86, note 38.