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jamais vu manger à la table d’un Européen, quoiqu’il ne fît nulle difficulté de s’y asseoir[1].

Aussi les conversions dans l’Inde ne portent, quoi que l’on dise que sur des gens exclus de leur caste, sur des morts civils ou sur des quasi sauvages, les aborigènes. Malgré l’infatigable zèle que les missionnaires jésuites ont déployé, dans le Dekhan surtout, depuis le xviie siècle, depuis François Xavier et Robert Nobili, allant souvent jusqu’à adopter les castes et leurs coutumes, disant (par charité je suppose) : « Si vous venez parmi les chiens, vous devez faire comme les chiens, »[2] — et tout en baptisant le plus possible ceux qui ne peuvent ni le demander ni le refuser, les enfants à la mamelle ; il ne s’est pas trouvé, au dernier recensement[3], dans la vaste présidence de Madras, un demi-million de chrétiens sur une population de plus de 31 millions et demi[4], et presque tous sont des parias[5]. Mais alors même qu’il s’est converti au christianisme, un Indien de caste ne se décide pas à renoncer aux préjugés de caste ; on le verra se refuser à s’agenouiller à la même table sainte avec le chrétien étranger et à recevoir l’hostie de la main d’un prêtre européen. Un Européen, en effet, est, aux yeux des Indiens, un être si méprisable que le plus honorable d’entre eux, croient-ils, « ne se mésallie pas en choisissant sa compagne parmi la plus vile canaille du pays[6] ».

S’il ne manifeste pas ouvertement ses sentiments à l’égard des Anglais, et tout Européen est Anglais pour lui, c’est que la caste, l’ayant habitué à la servitude, il est timide et craintif comme l’étaient nos serfs au moyen âge.

C’est aussi ce qui explique pourquoi les Indiens supportent comme ils le font la domination européenne. Mais c’est parce qu’ils ne peuvent faire autrement, et un sectateur du brâhmanisme sait, en tout état de cause, s’accommoder à l’inévitable. Rien n’est plus flexible que la loi brâhmanique, dès que l’impossibilité de faire autrement qu’on fait est évidente[7]. Toutefois il ne faudrait pas en aveugle se fier à cette résignation, et malheur à qui ferait violence à l’Indien dans ses croyances ou superstitions intimes ! On sait la terrible révolte de cipayes en 1837 qui faillit coûter à l’Angleterre la possession de toute l’Inde et qui éclata

  1. Disons cependant que, depuis Ram Roy, il y a eu Keshab Tshander Sen, né à Calcutta, en 1838, qui a eu le courage surhumain de rompre absolument avec sa caste, en fondant la confession religieuse de l’amour qui a sa source dans la foi, bhakti, et dont le nom est Brahmo-Somaj. Elle compte déjà 150 congrégations. (V. Schlagintweit, ib. p. 178 sqq.)
  2. Hough, A reply to letters of the abbé Dubois, p. 55, 72 ; 1825. Madras.
  3. Fait en 1874.
  4. V. Cornish, Report on the Census etc., I, 133.
  5. Ib. p. 68, 70, 72. — Graul, ouvr. cit. I, 222 ; III, 220.
  6. Perrin, Voy. dans l’Inde, p. 306 sq.
  7. V. à ce sujet Mânav., X, 104 sqq.