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renoncer aux avantages de la domination fondée sur le dogme des castes ! Imperium et libertas : c’est une maxime menteuse en politique comme en morale, mais qu’on démêle facilement dans la faveur avec laquelle les brâhmanes ont accepté et propagé le jaïnisme, le vishnuisme, le çivaisme, puis les innombrables variantes, plus fantastiques et plus bizarres les unes que les autres, dont ces trois cultes, déjà fortement frelatés, ont été et continuent d’être la source et le foyer.

Cependant ce moyen d’abâtardissement moral et intellectuel, pour efficace qu’il soit, n’a pas suffi aux brâhmanes. Le jaïnisme aurait pu revenir à l’état relativement élevé d’éclectisme buddhique et brâhmanique auquel il doit son origine ; le vishnuisme aurait pu se reformer sur la base cosmique qu’il a dans les hymnes védiques[1] ; et le çivaïsme, qui avait eu l’audace de se donner pour l’ancêtre du brâhmanisme, du vishnuisme et même du védisme, en proclamant que Çiva était le créateur, srashtâ, de Brâhma, de Vishnu et d’Indra[2] ; le çivaïsme mieux avisé aurait pu quitter les bas-fonds drâvidiens où les noirs parias, ses adeptes les plus nombreux, prétendent à des titres comme deva, valankaemugattâr (soldats de la main droite), de fiancés de Kâli et autres, tout en étant mangeurs de chair (de porc et de vache surtout), buveurs de liqueurs enivrantes, voleurs de grands et de petits chemins et contempteurs de toute loi de pureté, de propreté et de bienséance. Eh bien, il fallait empêcher que de pareilles réhabilitations n’eussent lieu, et faire perdre du coup tout espoir de restauration aux négateurs de l’autorité brâhmanique suprême, en déroute générale depuis la seconde moitié du viie siècle[3]. À cet effet, ils s’appliquèrent à corrompre résolument et avec une méthode qui ne s’est ralentie ni démentie depuis deux mille ans au moins, la source de toute instruction, de toute culture et de tout progrès, l’histoire[4], et principalement l’histoire de la nation même.

  1. V. R. V. I. 22, 15-20 (I, 224-227), où Vishnu est chanté avec les Açvins, avec Savitar, avec Agni et célébré dans ses trois pas, trîni padâ. — C’est l’hymne capital relativement au caractère naturiste de Vishnu. Cfr. Ib. I, 90, 9 (I, 725) : « Que Vishnu (Mitra, Varuna, Indra, etc.) nous soit propice : çan no vishnur uruktamah (aux larges pas).
  2. V. Mahâbhârata XII, 4495 ; XIII, 591.
  3. Cette déroute commença après l’époque de la visite que le pèlerin chinois Hiouen Thsang fit à ses coreligionnaires indiens, vers 670 par conséquent.
  4. Une accusation analogue peut être portée aussi contre le romanisme et le mahométisme. Quant à l’entreprise du romanisme elle a eu du succès avant que la critique historique et philologique ne fût née, mais depuis cela ne prend plus avec une race aussi éveillée, quand une fois elle est réveillée, que la race européenne. Pour le mahométisme c’est différent, Wüstenfeld, Weil et d’autres arabisants nous ont révélé que les adeptes du Corân se sont ingéniés, afin de relever la mission de leur prophète et de donner le plus grand éclat à l’Islam, d’effacer toute l’histoire ancienne des Arabes ou du moins de la représenter comme une époque d’épaisse ignorance, djahilié. À cet effet, ils ont noyé le passé dans une mer de légendes et de fictions pour mettre à la place des histoires qui pussent passer pour bibliques. Mais grâce à de nombreuses inscriptions retrouvées de l’époque antéislamique, on sait maintenant que les Arabes d’alors avaient une civilisation religieuse fort développée.