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vie batailleuse des clans védiques a pris la forme de la féodalité. L’état féodal est déjà, à ne pas s’y tromper, un régime des castes, mais pour que ce régime devint ce qu’il est devenu dans l’Inde, il fallait lui donner pour base l’émanation graduée des ancêtres du corps de Dieu et faire de cet acte un article de foi. On ne pouvait y parvenir qu’en passant l’éponge sur toute l’histoire réelle et effective des peuples aryens. Les brâhmanes surent frapper ce coup par la création d’une histoire toute légendaire. Lassen a ainsi raison de dire que les castes n’ont pas d’histoire, für die Kasten gibt es keine Geschichte.

La place de la théorie brâhmanique est donc grande dans la genèse du système et dans son développement ; elle est si considérable qu’on peut dire que si elle s’était trouvée diminuée, l’Inde n’aurait connu la division sociale par castes qu’au degré où nous l’avons connue en Europe. Il y aurait eu chez elle comme chez nous, ses congénères et correligionnaires primitifs, des nobles, des prêtres, des bourgeois et des serfs, se hiérarchisant dans l’inégalité sociale et religieuse, mais cette inégalité n’aurait pas eu le caractère dogmatique, sacré et immuable où le prêtre est l’incarnation éternelle du droit, mûrtir dharmasya çâçvati ([1]). N’allons pas toutefois jusqu’à croire que la doctrine sacerdotale eût eu par elle-même la puissance de revêtir l’institution du caractère irrévocable du dogme ([2]) ; pour lui donner le dernier fini, pour la faire évoluer à la perfection sui generis qu’elle possède, il fallait que la contradiction ou pour mieux dire, la persécution s’en mêlât. C’est un rôle dont, pour le malheur de l’Inde, le buddhisme est venu s’acquitter. La lutte de l’exclusivisme brâhmanique contre la doctrine sociale nivélatrice de Çâkyamuni a fait la fortune du système des castes : il a semblé aux Indiens déjà déchus de leur vigueur primitive qu’il était plus commode de suivre les penchants héréditaires et les restrictions de la liberté morale et individuelle aux pieds de Brâhma, que de travailler héroïquement jusqu’à l’extinction personnelle pour la perfection idéale. Le nirvana est difficile à acquérir pour qui en sait apprécier la grande conception morale, mais le dieu des membres duquel sont sorties les castes, ayant rendu superflu par cet acte tout contact vivant entre la conscience et la vérité des choses, n’a pas le droit de refuser qui que ce soit, pas même les étrangleurs et les voleurs, car ils font partie du système, ils sont orthodoxes ([3]). Personne plus qu’eux n’est zélé pour le culte de la déesse Kâli dont ils se disent les fiancés et du dieu Râma, les deux succédanés

  1. Mâm., I, 98.
  2. Les Indiens eux-mêmes n’admettent pas, dans la pratique du moins, l’origine et le caractère exclusivement religieux du régime, puisqu’ils acceptent l’autorité des magistrats anglais ou français, et s’appuient dans leurs contestations sur les décisions de ces étrangers.
  3. Tout le monde connaît les tughs, la caste des étrangleurs, ou du moins en a entendu parler, depuis qu’un magistrat anglais dans l’Inde, le colonel Sleeman, a découvert le mystère de leur existence, en 1830. — Les castes des voleurs sont moins célèbres,