Page:Schopenhauer - Écrivains et Style, 1905, trad. Dietrich.djvu/148

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Le savoir humain s’étend à perte de vue ; et des choses qu’il serait désirable de connaître, c’est à peine si un seul homme en possède la millième partie.

Les sciences ont donc pris une telle extension, que, pour y faire quelque chose, il faut cultiver seulement une branche spéciale, et négliger toutes les autres. Alors, dans sa spécialité, on dépassera évidemment le vulgaire, mais pour tout le reste on en fera partie. Qu’à cela s’ajoute, comme le cas devient de plus en plus fréquent, l’abandon des langues anciennes, qu’il ne sert à rien d’apprendre à moitié, et qui mettra fin à la culture générale des humanités, — alors nous verrons des lettrés qui, en dehors de leur branche spéciale, seront de vrais ânes.

Un spécialiste de ce genre est analogue à l’ouvrier de fabrique qui, sa vie durant, ne fait rien d’autre qu’une vis déterminée, ou un crochet, ou une poignée pour un outil déterminé, ou pour une machine, et acquiert ainsi une virtuosité incroyable. On peut aussi comparer le lettré spécial à un homme qui habite sa propre maison, mais n’en sort jamais. Dans sa maison il connaît tout exactement, chaque petit escalier, chaque coin et chaque poutre ; — à peu près comme le Quasimodo de Victor Hugo connaît l’église Notre-Dame ; mais, hors de cette maison, tout lui est étranger. — La véritable culture humaine exige absolument, au contraire, de l’universalité et un coup d’œil large, c’est-à-dire, pour un lettré au sens élevé du mot, un peu de polyhistoire. Mais pour être complètement philosophe, il faut rapprocher dans sa tête les pôles les plus éloignés du savoir humain : autrement, où pourraient-ils se rencontrer ?