Page:Schopenhauer - Écrivains et Style, 1905, trad. Dietrich.djvu/159

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Le malheur, pour le mérite intellectuel, c’est qu’il doit attendre que le bon soit loué par ceux qui ne produisent eux-mêmes que du mauvais ; oui, c’est qu’il doit recevoir sa couronne des mains du jugement humain, — une qualité aussi inhérente à la plupart des hommes, que la vertu prolifique au castrat. Cela veut dire que ce n’est qu’un faible et infécond semblant ; aussi elle-même se range-t-elle déjà parmi les dons naturels rares. Voilà pourquoi La Bruyère a dit avec autant de grâce que, malheureusement, de vérité : « Après l’esprit de discernement, ce qu’il y a au monde de plus rare, ce sont les diamants et les perles ». Esprit de discernement, et en conséquence jugement, voilà ce qui manque. Les hommes ne savent pas distinguer le vrai du faux, l’avoine de la paille, l’or du cuivre, et ne se rendent pas compte de l’immense abîme qui existe entre un cerveau ordinaire et un cerveau des plus rares. Le résultat se traduit par le fâcheux état de choses exprimé dans ces deux vers à la vieille mode :

C’est le destin des grands hommes sur cette terre,
D’être appréciés par nous seulement quand ils ne sont plus[1].

Le vrai et l’excellent, dès qu’ils apparaissent, se voient barrer la route par le mauvais, qui a déjà pris leur place, et qui triomphe à leur détriment. Et si, longtemps après, à la suite d’une lutte pénible, ils réussissent à revendiquer leur rang et à conquérir l’estime, on ne tardera pas de nouveau à mettre à leur remorque un imitateur maniéré, niais et lourd, qu’on élèvera tout tranquillement sur le pavois, auprès du génie. On ne

  1. « Es ist nun das Geschick der Grossen hier auf Erden,
    Ernst wänn sie nicht mehr sind, von uns erkannt zu werden. »