Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/134

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préjugé dont nous parlions plus haut. Un fait récent des plus comiques vient confirmer cet état de choses : plusieurs États viennent de remplacer, dans l’armée, les coups de canne par les coups de latte ; ces derniers, tout comme les autres, produisent indubitablement une douleur physique et sont censés néanmoins n’être ni infamants ni déshonorants.

En stimulant ainsi le préjugé qui nous occupe, on encourage en même temps le principe de l’honneur chevaleresque et du même coup le duel, pendant que d’autre part on s’efforce ou plutôt on prétend s’efforcer d’abolir le duel par des lois[1]. Aussi voyons-nous ce fragment du droit du plus fort, transporté à travers les temps, du moyen âge jusque dans le XIXe siècle, s’étaler aujourd’hui encore scandaleusement au grand jour ; il est temps enfin de l’en expulser honteusement. Aujourd’hui, quand

  1. Voici, selon moi, quel est le véritable motif pour lequel les gouvernements ne s’efforcent qu’en apparence de proscrire les duels, chose bien facile, surtout dans les universités, et d’où vient qu’ils prétendent ne pouvoir réussir : l’État n’est pas en mesure de payer les services de ses officiers et de ses employés civils à leur valeur entière en argent ; aussi fait-il consister l’autre moitié de leurs émoluments en honneur, représenté par des titres, des uniformes et des décorations. Pour maintenir ce prix idéal de leurs services à un cours élevé, il faut, par tous les moyens, entretenir, aviver et même exalter quelque peu le sentiment de l’honneur ; comme à cet effet l’honneur bourgeois ne suffit pas, pour la simple raison qu’il est la propriété commune de tout le monde, on appelle au secours l’honneur chevaleresque que l’on stimule, comme nous l’avons montré. En Angleterre, où les gages des militaires et des civils sont beaucoup plus forts que sur le continent, on n’a pus besoin d’un pareil expédient ; aussi, depuis une vingtaine d’années surtout, le duel y est-il presque complètement aboli ; et, dans les rares occasions où il s’en produit encore, on s’en moque comme d’une folie, Il est certain que la grande Anti-duelling Society, qui compte parmi ses membres, une foule de lords, d’amiraux et de généraux, a beaucoup contribué à ce résultat, et le Moloch doit se passer de victimes. — (Note de l’auteur.)