Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/145

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teur, et elles restent ce qu’elles sont en elles-mêmes et par elles-mêmes, aussi longtemps qu’elles durent. Ici, en revanche, la difficulté consiste dans la faculté de les juger, et la difficulté est d’autant plus grande que les œuvres, sont d’une qualité plus élevée : souvent, il y a manque de juges compétents ; souvent aussi, ce sont les juges impartiaux et honnêtes qui font défaut. De plus, ce n’est pas une unique instance qui décide de leur gloire ; il y a toujours lieu à appel. En effet, si, comme nous l’avons dit, la mémoire des actions arrive seule à la postérité et telle que les contemporains l’ont transmise, les œuvres au contraire y arrivent elles-mêmes et telles qu’elles sont, sauf les fragments disparus : ici donc, plus de possibilité de dénaturer les données, et, si même à leur apparition le milieu a pu exercer quelque influence nuisible, celle-ci disparaît plus tard. Pour mieux dire même, c’est le temps qui produit, un à un, le petit nombre de juges vraiment compétents, appelés, comme des êtres exceptionnels qu’ils sont, à en juger de plus exceptionnels encore : ils déposent successivement dans l’urne leurs votes significatifs, et par là s’établit, après des siècles parfois, un jugement pleinement fondé et que la suite des temps ne peut plus infirmer. On le voit, la gloire des œuvres est assurée, infaillible. Il faut un concours de circonstances extérieures et un hasard pour que l’auteur arrive, de son vivant, à la gloire ; le cas sera d’autant plus rare que le genre des œuvres est plus élevé et plus difficile. Aussi Sénèque a-t-il dit (Ep. 79), dans un langage incomparable, que la gloire suit aussi infailliblement le mérite que l’ombre suit