Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/157

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propre compte que la vanité lui procure, il sera pris de vertige sur ces hauteurs qu’il n’est pas fait pour habiter, ou bien il s’éveille en lui un vague soupçon de n’être que du cuivre doré ; il est saisi de la crainte d’être dévoilé et humilié comme il le mérite, surtout alors qu’il peut lire déjà sur le front des sages le jugement de la postérité. Il ressemble à un homme possédant un héritage en vertu d’un faux testament. Le retentissement de la gloire vraie, de celle qui vivra à travers les âges futurs, n’arrive jamais aux oreilles de celui qui en est l’objet, et pourtant on le tient pour heureux. C’est que ce sont les hautes facultés auxquelles il doit sa gloire, c’est le loisir de les développer, c’est-à-dire d’agir en conformité de sa nature, c’est d’avoir pu ne s’occuper que des sujets qu’il aimait ou qui l’amusaient, c’est là ce qui l’a rendu heureux ; ce n’est aussi que dans ces conditions que se produisent les œuvres qui iront à la gloire. C’est donc sa grande âme, c’est la richesse de son intelligence, dont l’empreinte dans ses œuvres force l’admiration des temps à venir, qui sont la base de son bonheur ; ce sont encore ses pensées dont la méditation fera l’étude et les délices des plus nobles esprits à travers d’innombrables siècles. Avoir mérité la gloire, voilà ce qui en fait la valeur comme aussi la propre récompense. Que des travaux appelés à la gloire éternelle l’aient parfois obtenue déjà des contemporains, c’est là un fait dû à des circonstances fortuites et qui n’a pas grande importance. Car les hommes manquent d’ordinaire de jugement propre, et surtout ils n’ont pas les facultés voulues pour apprécier les productions d’un ordre