Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/168

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qu’on s’en acquitte ; c’est ce qu’indiquent aussi bien des expressions telles que, en latin : « degere vitam », « vitam defungi » ; en italien : « si scampa cori » ; en allemand : « man muss suchen, durch zukommen », « er wird schon durch die Welt kommen », et autres semblables. Oui, c’est une consolation, dans la vieillesse, que d’avoir derrière soi le labeur de la vie. L’homme le plus heureux est donc celui qui parcourt sa vie sans douleurs trop grandes, soit au moral soit au physique, et non pas celui qui a eu pour sa part les joies les plus vives ou les jouissances les plus fortes. Vouloir mesurer sur celles-ci le bonheur d’une existence, c’est recourir à une fausse échelle. Car les plaisirs sont et restent négatifs ; croire qu’ils rendent heureux est une illusion que l’envie entretient et par laquelle elle se punit elle-même. Les douleurs au contraire sont senties positivement, c’est leur absence qui est l’échelle du bonheur de la vie. Si, à un état libre de douleur vient s’ajouter encore l’absence de l’ennui, alors on atteint le bonheur sur terre dans ce qu’il a d’essentiel, car le reste n’est plus que chimère. Il suit de là qu’il ne faut jamais acheter de plaisirs au prix de douleurs, ni même de leur menace seule, vu que ce serait payer du négatif et du chimérique avec du positif et du réel. En revanche, il y a bénéfice à sacrifier des plaisirs pour éviter des douleurs. Dans l’un et l’autre cas, il est indifférent que les douleurs suivent ou précèdent les plaisirs. Il n’y a vraiment pas de folie plus grande que de vouloir transformer ce théâtre de misères en un lieu de plaisance, et de poursuivre des jouissances et des joies au