Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/189

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disposition et la sensation produites alors en nous ; mais ce que nous pouvons bien nous rappeler, ce sont nos manifestations à cette occasion. Or celles-ci sont le résultat, l’expression et la mesure de celles-là. Aussi la mémoire ou le papier devraient-ils soigneusement conserver les traces des époques importantes de notre vie. Tenir son journal est très utile pour cela.

9° Se suffire à soi-même, être tout en tout pour soi, et pouvoir dire : « Omnia mea mecum porto, » voilà certainement pour notre bonheur la condition la plus favorable ; aussi ne saurait-on assez répéter la maxime d’Aristote : « Η ευδαιμονια των αταρχων εστι » (Le bonheur est à ceux qui se suffisent à eux-mêmes. Mor. à Eud., 7, 2.) [C’est au fond la même pensée, rendue d’une manière charmante, qu’exprime la sentence de Chamfort mise en tête de ce traité.] Car, d’une part, il ne faut compter avec quelque assurance que sur soi-même ; d’autre part, les fatigues et les inconvénients, le danger et les peines que la société apporte avec elle, sont innombrables et inévitables.

Il n’y a pas de voie qui nous éloigne plus du bonheur que la vie en grand, la vie des noces et festins, celle que les Anglais appellent le high life, car, en cherchant à transformer notre misérable existence en une succession de joies, de plaisirs et de jouissances, l’on ne peut manquer de trouver le désabusement, sans compter les mensonges réciproques que l’on se débite dans ce monde-là et qui en sont l’accompagnement obligé[1]

  1. Ainsi que notre corps est enveloppé dans ses vêtements, ainsi notre esprit est revêtu de mensonges. Nos paroles, nos actions, tout notre