Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/192

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on doit, avec une pénible abnégation de soi-même, abandonner les trois quarts de sa personnalité pour s’assimiler aux autres. Il est vrai qu’en retour on gagne ces autres ; mais plus on a de valeur propre, plus on verra qu’ici le gain ne couvre pas la perte et que le marché aboutit à notre détriment, car les gens sont d’ordinaire insolvables, c’est-à-dire qu’ils n’ont rien dans leur commerce qui puisse nous indemniser de l’ennui, des fatigues et des désagréments qu’ils procurent ni du sacrifice de soi-même qu’ils imposent : d’où il résulte que presque toute société est de telle qualité que celui qui la troque contre la solitude fait un bon marché. À cela vient encore s’ajouter que la société, en vue de suppléer à la supériorité véritable, c’est-à-dire à l’intellectuelle qu’elle ne supporte pas et qui est rare, a adopté sans motifs une supériorité fausse, conventionnelle, basée sur des lois arbitraires, se propageant par tradition parmi les classes élevées et, en même temps, variant comme un mot d’ordre ; c’est celle que l’on appelle le bon ton, « fashionableness ». Toutefois, quand il arrive que cette espèce de supériorité entre en collision avec la véritable, la faiblesse de la première ne tarde pas à se montrer. En outre, « quand le bon ton arrive, le bon sens se retire[1]. »

En thèse générale, on ne peut être à l’unisson parfait qu’avec soi-même ; on ne peut pas l’être avec son ami, on ne peut pas l’être avec la femme aimée, car les différences de l’individualité et de l’humeur produisent toujours une

  1. En français dans le texte. (Note du traducteur.)