Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/194

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peuvent lui être de quelque chose. C’est ce certain sentiment, de pouvoir se suffire entièrement, qui empêche l’homme de valeur et riche à l’intérieur d’apporter à la vie en commun les grands sacrifices qu’elle exige et bien moins encore de la rechercher au prix d’une notable abnégation de soi-même. C’est le sentiment opposé qui rend les hommes ordinaires si sociables et si accommodants ; il leur est, en effet, plus facile de supporter les autres qu’eux-mêmes. Notons encore ici que ce qui a une valeur réelle n’est pas apprécié dans le monde, et que ce qui est apprécié n’a pas de valeur. Nous en trouvons la preuve et le résultat dans la vie retirée de tout homme de mérite et de distinction. Il s’ensuit que ce sera pour l’homme éminent faire acte positif de sagesse que de restreindre, s’il le faut, ses besoins, rien que pour pouvoir garder ou étendre sa liberté, et de se contenter du moins possible pour sa personne, quand le contact avec les hommes est inévitable.

Ce qui d’autre part rend encore les hommes sociables, c’est qu’ils sont incapables de supporter la solitude et de se supporter eux-mêmes quand ils sont seuls. C’est leur vide intérieur et leur fatigue d’eux-mêmes qui les poussent à chercher la société, à courir les pays étrangers et à entreprendre des voyages. Leur esprit, manquant du ressort nécessaire pour s’imprimer du mouvement propre, cherche à l’accroître par le vin, et beaucoup d’entre eux finissent ainsi par devenir des ivrognes. C’est dans ce même but qu’ils ont besoin de l’excitation continue venant du dehors et notamment de celle produite par des êtres