Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/268

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conter. Les événements de notre vie ressemblent encore aux images du kaléidoscope : à chaque tour, nous en voyons d’autres, tandis qu’en réalité c’est toujours la même chose que nous avons devant les yeux.

48° Trois puissances dominent le monde, a dit très justement un ancien : « συνεσις, κρατος, και τυχη » prudence, force et fortune. Cette dernière, selon moi, est la plus influente. Car le cours de la vie peut être comparé à la marche d’un navire. Le sort, la « τυχη », la « secunda aut adversa fortuna », remplit le rôle du vent qui rapidement nous pousse au loin en avant ou en arrière, pendant que nos propres efforts et nos peines ne sont que d’un faible secours. Leur office est celui des rames ; quand celles-ci, après bien des heures d’un long travail, nous ont fait avancer d’un bout de chemin, voilà subitement un coup de vent qui nous rejette d’autant en arrière. Le vent, au contraire, est-il favorable, il nous pousse si bien que nous pouvons nous passer de rames. Un proverbe espagnol exprime avec une énergie incomparable cette puissance de la fortune : « Da ventura a tu hijo, y echa lo en el mar » (Donne à ton fils du bonheur, et jette-le à la mer)[1].

Mais le hasard est une puissance maligne, à laquelle il faut se fier le moins possible. Et cependant quel est, entre tous les dispensateurs de biens, le seul qui, lorsqu’il donne, nous indique en même temps, à ne pas s’y tromper,

  1. Je ne puis résister à la tentation de citer le proverbe analogue, populaire en Roumanie :

    Fa-me, mamà, cu noroc (Donne-moi, mère, du bonheur),
    Si aruncà-me in foc (Et jette-moi au feu).
    ___________________________(Le trad.)