Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/289

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roman intéressant. Ainsi naît cette illusion que j’ai décrite dans le deuxième volume de mon ouvrage déjà cité. Car ce qui prête leur charme à toutes ces images, c’est que précisément elles ne sont que des images et non des réalités, et qu’en les contemplant nous nous trouvons dans l’état de calme et de contentement parfait de la connaissance pure. Se réaliser signifie être rempli par le vouloir, et celui-ci amène infailliblement des douleurs. Ici encore, je dois renvoyer le lecteur que le sujet intéresse au deuxième volume de mon livre.

Si donc le caractère de la première moitié de la vie est une aspiration inassouvie au bonheur, celui de la seconde moitié est l’appréhension du malheur. Car à ce moment on a reconnu plus ou moins nettement que tout bonheur est chimérique, toute souffrance, au contraire, réelle. Alors les hommes, ceux-là du moins dont le jugement est sensé, au lieu d’aspirer aux jouissances, ne cherchent plus qu’une condition affranchie de douleur et de trouble[1]. Lorsque, dans mes années de jeunesse, j’entendais sonner à ma porte, j’étais tout joyeux, car je me disais : « Ah ! enfin ! » Plus tard, dans la même situation, mon impression était plutôt voisine de la frayeur ; je pensais : « Hélas ! déjà ! » Les êtres distingués et bien doués, ceux qui, par là même, n’appartiennent pas entièrement au reste des hommes et se trouvent plus ou moins isolés, en proportion de leurs mérites, éprouvent aussi à l’égard de la société humaine ces deux sentiments opposés : dans leur jeunesse, c’est

  1. Dans l’âge mûr, on s’entend mieux à se garder contre le malheur, dans la jeunesse à le supporter. (Note de l’auteur.)