Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/82

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rience avec quel mépris l’on parle, à l’occasion, de chacun de nous, dès qu’on ne nous craint pas ou quand on croit que nous ne le saurons pas ; mais surtout quand nous aurons entendu une fois avec quel dédain une demi-douzaine d’imbéciles parlent de l’homme le plus distingué. Nous comprendrons alors qu’attribuer une haute valeur à l’opinion des hommes, c’est leur faire trop d’honneur.

En tout cas, c’est être réduit à une misérable ressource que de ne pas trouver le bonheur dans les classes de biens dont nous avons déjà parlé et de devoir le chercher dans cette troisième, autrement dit, dans ce qu’on est non dans la réalité, mais dans l’imagination d’autrui. En thèse générale, c’est notre nature animale qui est la base de notre être, et par conséquent aussi de notre bonheur. L’essentiel pour le bien-être, c’est donc la santé et ensuite les moyens nécessaires à notre entretien, et par conséquent une existence libre de soucis. L’honneur, l’éclat, la grandeur, la gloire, quelque valeur qu’on leur attribue, ne peuvent entrer en concurrence avec ces biens essentiels ni les remplacer ; bien au contraire, le cas échéant, on n’hésiterait pas un instant à les échanger contre les autres. Il sera donc très utile pour notre bonheur, de connaître à temps ce fait si simple que chacun vit d’abord et effectivement dans sa propre peau et non dans l’opinion des autres, et qu’alors naturellement notre condition réelle et personnelle, telle qu’elle est déterminée par la santé, le tempérament, les facultés intellectuelles, le revenu, la femme, les enfants, le logement, etc., est cent fois plus importante pour notre bonheur que ce qu’il plaît