Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/94

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foule a des yeux et des oreilles, mais elle n’a guère davantage ; elle a surtout infiniment peu de jugement, et sa mémoire même est courte. Certains mérites sont tout à fait hors de la portée de sa compréhension ; il y en a d’autres qu’elle comprend et acclame à leur apparition, mais qu’elle a bien vite fait d’oublier. Cela étant, je trouve tout à fait convenable, partout et toujours, de crier à la foule, par l’organe d’une croix ou d’une étoile : « Cet homme que vous voyez n’est pas de vos pareils ; il a des mérites ! » Cependant, par une distribution injuste, déraisonnable ou excessive, les décorations perdent leur prix ; aussi un prince devrait-il apporter autant de circonspection à en accorder qu’un commerçant à signer des lettres de change. L’inscription : « Pour le mérite, » sur une croix, est un pléonasme ; toute décoration devrait être « pour le mérite, ça va sans dire »[1].


III. — L’honneur.

La discussion de l’honneur sera beaucoup plus difficile et plus longue que celle du rang. Avant tout, nous aurons à le définir. Si à cet effet je disais : « L’honneur est la conscience extérieure, et la conscience est l’honneur intérieur », cette définition pourrait peut-être plaire à quelques-uns ; mais ce serait là une explication brillante plutôt que nette et bien fondée. Aussi dirai-je : « L’honneur est, objectivement, l’opinion qu’ont les autres de notre valeur, et, subjectivement, la crainte que nous ins-

  1. En français dans l’original.