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SECONDE VERTU : LA CHARITÉ.


Ninguna distancia habia.

(No siempre lo peor es cierto, Jorn. II, p. 229[1]).

Mais pour cela, il faut que je me sois en quelque manière identifié avec cet autre, donc que la barrière entre le moi et le non-moi se trouve pour un instant supprimée : alors seulement la situation d’un autre, ses besoins, sa détresse, ses souffrances, me deviennent immédiatement propres : je cesse de le regarder, ainsi que l’intuition empirique le voudrait, comme une chose qui m’est étrangère, indifférente, étant distincte de moi absolument ; je souffre en lui, bien que mes nerfs ne soient pas renfermés sous sa peau. Par là seulement, son mal à lui, sa détresse à lui, deviennent pour moi un motif : autrement seuls les miens me guideraient. Ce phénomène est, je le répète, un mystère : c’est une chose dont la Raison ne peut rendre directement compte, et dont l’expérience ne saurait découvrir les causes. Et pourtant, le fait est quotidien. Chacun l’a éprouvé intérieurement ; même le plus dur, le plus égoïste des hommes n’y est pas demeuré étranger. Nous en rencontrons chaque jour des exemples, chez les individus et en petit, partout où, par une inspiration spontanée, un homme, sans tant de réflexions, va au secours d’un autre, l’assiste, même parfois s’expose à un danger évident, mortel, pour un individu qu’il n’avait jamais vu, et ne calcule rien sinon qu’il le voit dans la détresse et le péril. Nous le voyons en grand, quand après mûre réflexion, après des débats difficiles, la nation anglaise, d’un grand cœur, dépense 20 millions sterling pour racheter de l’esclavage les noirs de ses colonies, aux applaudissements et à la joie d’un monde entier. Cette gigantesque belle action, si quelqu’un refuse de reconnaître dans la pitié le motif qui l’a produite, pour l’attribuer au christianisme, qu’il y pense : dans le Nouveau Tes-

  1. « Que de voir
    Souffrir, à la souffrance,
    Il n’est plus de distance. »

    (Ce n’est pas toujours le pire qui est le vrai, IIe acte, p. 229.)