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LE SEUL MOTIF MORAL VÉRITABLE.

que d’abord nous nous sommes émus de leurs douleurs et de leurs privations. Ou bien encore si nous participons à la joie et au bonheur d’un autre, ce n’est point parce qu’il est heureux, mais parce qu’il est notre fils, notre père, notre ami, notre parent, notre serviteur, notre subordonné, et ainsi de suite, mais par lui-même le spectacle de l’homme heureux et dans le plaisir ne nous persuaderait point de prendre part à ses sentiments, comme fait celui de l’homme malheureux, dans la détresse ou la souffrance. Et de même, quand il s’agit de nous, il faut en somme une douleur, en comprenant par là aussi le besoin, le manque, le désir, l’ennui même, pour exciter notre activité ; la satisfaction et le contentement nous laissent dans l’inaction, dans un repos indolent : pourquoi n’en serait-il pas de même quand il s’agit des autres ? car enfin si nous participons à leur état, c’est en nous identifiant à eux. Aussi voit-on que le spectacle du bonheur et de la joie des autres est fort propre à exciter en nous l’envie, chaque homme y étant déjà assez disposé, et c’est là un agent que nous avons compté tout à l’heure parmi les adversaires de la moralité.

Pour faire suite à l’explication de la pitié, telle que je l’ai donnée plus haut, et par laquelle on y voit un état d’âme dont le motif unique est la souffrance d’autrui, il me reste à écarter l’erreur si souvent répétée de Cassina (Saggio analitico sulla compassione[1], 1788 ; traduit en allemand par Pokel, 1790) : pour Cassina, la compassion naît d’une illusion momentanée de l’imagination ; nous nous mettrions à la place du malheureux, et dans notre imagination, nous croirions ressentir en notre propre personne ses douleurs à lui. Il n’en est rien ; nous ne cessons pas de voir clairement, que le patient, c’est lui, non pas nous : aussi c’est dans sa personne, non dans la nôtre, que nous ressentons la souffrance, de façon à en être émus. Nous pâtissons avec lui, donc en lui : nous sentons sa douleur comme si elle était nôtre, et nous n’allons pas nous figurer qu’elle soit nôtre : au

  1. Essai analytique sur la compassion. (TR.)