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LE FONDEMENT DE LA MORALE.

sont les signes et les moules fixes : cette faculté est, en réalité, tout ce qui met l’homme au-dessus de la bête. Et en effet, ces idées abstraites, ces concepts, autrement dit ces notions enveloppantes qui réunissent des individus en nombre sont la condition du langage, par là de la pensée proprement dite, puis aussi de cette conscience où se représentent non-seulement le présent (celle-là, les bêtes l’ont), mais le passé et l’avenir en tant que tel ; ensuite, la claire mémoire, la réflexion, la prévoyance, l’intention, la coopération de plusieurs selon un plan, la société, les métiers, les arts, les sciences, les religions et les philosophies, bref, tout ce qui met un intervalle si visible entre la vie de l’homme et celle de la brute. Pour la brute, il n’y a d’idées qu’intuitives, et par conséquent de motifs que du même ordre : c’est pourquoi ses actes de volonté dépendent de ses motifs, cela est évident. L’homme n’est pas moins sujet à cette dépendance : lui aussi, dans les limites de son caractère propre, est gouverné avec la plus absolue nécessité par ses motifs. Seulement ces motifs-là, le plus souvent ne sont pas des intuitions, ce sont des idées abstraites, c’est-à-dire des concepts, des pensées, qui à leur tour résultent de perceptions antérieures, d’impressions venues du dehors. Il y gagne une liberté relative, c’est-à-dire qui se voit quand on le compare à la bête. Car ce qui le détermine, ce n’est plus comme pour la bête, son entourage sensible, celui du moment, mais ses idées, qu’il a tirées de ses expériences passées, ou acquises par l’éducation. Le motif qui le détermine nécessairement, ne s’offre pas aux yeux du spectateur en même temps que l’acte : c’est l’auteur qui le porte avec lui, dans sa tête. De là, non-seulement dans l’ensemble de sa conduite et de sa vie, mais jusque dans ses mouvements, un je ne sais quoi qui les fait distinguer au premier coup d’œil d’avec ceux de la bête : il a l’air mené par des fils plus tenus, invisibles ; tous ses actes par suite ont un caractère de prévoyance et d’intention, et de là tirent un semblant d’indépendance, par où ils tranchent sur ceux des animaux très-visiblement. Or toutes ces différences, si marquées