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DU PRINCIPE PREMIER DE LA MORALE DE KANT.

dits devoirs imparfaits, larges, méritoires, et mieux encore, devoirs de charité) ; et il entreprend de la déduire de son principe. Mais la tentative tourne nécessairement, et visiblement, si mal, qu’elle devient un argument puissant contre le principe proposé. Suivant lui, les devoirs de justice devraient résulter d’une maxime dont le contraire, érigé en loi universelle de la nature, ne saurait même être conçu sans contradiction ; les devoirs de charité, au contraire, d’une maxime dont on peut bien concevoir la contradictoire, même érigée en loi de la nature, mais sans qu’on puisse vouloir une telle loi. — Maintenant, je prie le lecteur d’y songer, la maxime de l’injustice, le règne de la force substitue à celui du droit, bien loin qu’on ne puisse même la concevoir, se trouve être en fait, en réalité, la loi même qui gouverne la nature, et cela non pas dans le seul règne animal, mais aussi parmi les hommes : chez les peuples civilisés, on a essayé, par l’organisation de la société, d’en arrêter les conséquences fâcheuses ; mais à la première occasion, en quelque lieu, en quelque temps qu’elle se présente, dès que l’obstacle est supprimé ou tourné, la loi de nature reprend ses droits. Au reste, elle continue à régner sur les relations de peuple à peuple : et quant au jargon, tout plein du mot de justice, qui est d’usage entre eux, c’est là, chacun le sait, pure affaire de chancellerie, de style diplomatique ; ce qui décide de tout, c’est la force dans sa rudesse. Sans doute aussi, une justice toute spontanée se fait jour, et à coup sûr, à l’aide de ces lois : mais pareil fait n’est jamais qu’une exception. En outre, Kant, voulant nous donner d’abord, avant cette division des devoirs, des exemples, cite en première ligne (p. 53, R. 48) parmi les devoirs de justice, le prétendu devoir de l’agent envers lui-même, de ne pas mettre fin à sa vie volontairement pour cette raison que les maux l’emportent, en ce qui le touche, sur les biens. Donc, cette maxime, on ne pourra même concevoir qu’elle fût érigée en loi générale de la nature. Or, comme la force publique ici ne peut intervenir, je dis que cette maxime, ne rencontrant pas d’obstacle, se révèle en fait comme la loi même de la