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LA THÉORIE DE LA CONSCIENCE DANS KANT.

contredire, il nous faut nous figurer (dans ce drame judiciaire de la conscience) le juge intérieur comme différent de nous, comme un autre être, qui connaîtrait le cœur humain, qui saurait tout, qui commanderait à tous, et, qui en qualité d’exécutif, au-

    tomberait en contradiction avec elle-même[NdT 1]. — Sans doute moi, l’accusateur et l’accusé à la fois, je suis un seul et même homme (numero idem)[NdT 2]. Cependant ce moi peut être considéré d’un côté comme un sujet de ce Code moral qui naît du concept de la Liberté, de ce Code dans lequel l’homme est soumis à une loi qu’il se donne lui-même : et c’est là l’homme noumène ; de l’autre côté, ce moi est l’homme que nous voyons dans le monde des sens, homme doué de Raison[NdT 3] : et le second homme est différent (specie diversus) de l’autre. Différent, du moins au sens pratique : car le rapport de causalité qui existe entre l’Intelligible et le Sensible échappe à toute notion théorique[NdT 4]. Et cette différence spécifique est au fond la même qui sépare les facultés caractéristiques de l’homme, l’une inférieure, l’autre supérieure[NdT 5]. De ces deux hommes, le premier est l’accusateur ; en face se présente le conseil judiciaire auquel a droit l’accusé, son avocat[NdT 6]. Les débats clos, le juge intérieur, en qualité

    1. Car, si c’était la même Raison, qui d’une part fît l’avocat, et de l’autre jugeât, elle ne condamnerait jamais, sous peine de se contredire. Mais cette contradiction n’a pas lieu, si cette liaison est double, ou plutôt, si elle se place successivement à deux points de vue différents : celui de la Raison théorique, ou de l’avocat, qui examine les faits au point de vue de la causalité, qui en trouve toujours des motifs naturels, et qui s’efforce d’atténuer la faute en l’expliquant ; et celui de la Raison pratique, ou du juge, qui considère les actes dans leur rapport avec la loi morale.
    2. Le noumène et le phénomène ne font qu’un dans la réalité : Kant reconnaît entre eux cette même union substantielle que Descartes établissait entre l’âme et le corps ; et il s’efforce d’expliquer cette identité de l’un et du multiple, de l’être libre et de l’apparence soumise à des lois nécessaires, à l’aide de la finalité : du moins on peut croire que tel est le but de la Critique du Jugement.
    3. De la Raison théorique, évidemment : car pour la Raison pratique, elle est ce qui constitue l’homme-noumène.
    4. Kant ici nous avertit de ne pas chercher (en dépit d’une tentation incessante, et qui est précisément le démon de la métaphysique) à comprendre à l’aide des concepts de la Raison théorique, ce qui relève de la Raison pratique, à savoir les noumènes et leur rapport avec les phénomènes ; rapport qu’ici Kant appelle Causal-Verhältniss, mais en déclarant expressément qu’il n’y a aucune ressemblance entre cette causalité et celle dont connaît la science, la Raison théorique. — Ce texte d’une ligne est un des plus importants pour l’interprétation de Kant : il résume toute la discipline de la Raison.
    5. Caractéristiques, c’est-à-dire qui constituent son caractère, ses deux caractères : l’empirique et le nouménal. C’est la différence de deux choses dont l’une est dans le temps, l’autre en dehors ; l’une soumise à la nécessité, l’autre libre ; et qui pourtant, unies (sans doute par la finalité), ne forment qu’un être unique et double, numero idem, specie diversus, l’homme.
    6. Pourquoi l’avocat est-il distingué d’avec