Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/111

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§ 16.


Après toutes ces considérations sur la raison, en tant que faculté de connaissance particulière, exclusivement propre à l’homme, et sur les résultats et les phénomènes qu’elle produit, et qui sont propres à la nature humaine, il me resterait encore à parler de la raison, en tant qu’elle dirige les actions humaines, et qu’à ce point de vue elle mérite le nom de « pratique ». J’ai dit ailleurs, en grande partie, ce que j’aurais à en dire ici, notamment dans l’appendice du livre où j’ai combattu l’existence de cette raison pratique, suivant l’expression de Kant, qu’il nous donne, avec une tranquillité parfaite, comme la source de toutes les vertus, et comme le principe d’un devoir absolu (c’est-à-dire tombé du ciel). J’ai donné une réfutation détaillée et radicale de ce principe kantien de la morale dans mes Problèmes fondamentaux de l’éthique[1]. J’ai donc peu de chose à dire ici de l’influence de la raison (au vrai sens du mot) sur les actions humaines. Déjà, au début de mes considérations sur la raison, j’ai remarqué en général combien les actions et la conduite de l’homme diffèrent de celles des animaux, et que cela provient uniquement de la présence de concepts abstraits dans sa conscience. Cette influence est tellement frappante et significative, qu’elle nous met, avec les animaux, dans le même rapport que les animaux qui voient avec ceux qui ne voient pas (certaines larves, les vers, les zoophytes). Ces derniers reconnaissent uniquement par le tact les objets qui leur barrent le passage ou qui les touchent ; ceux qui voient, au contraire, les reconnaissent dans un cercle plus ou moins étendu. L’absence de raison limite de la même façon les animaux aux représentations intuitives immédiatement présentes dans le temps, c’est-à-dire aux objets réels. Nous autres, au contraire, à l’aide de la connaissance in abstracto, nous embrassons non seulement le présent, qui est toujours borné, mais le passé et l’avenir, sans compter l’empire illimité du possible. Nous dominons librement la vie, sous toutes ses faces, bien au delà du présent et de la réalité. Ce qu’est l’œil, dans l’espace, pour la connaissance sensible, la raison l’est, dans le temps, pour la connaissance intérieure. A nos yeux, la vision des objets n’a de sens et de valeur qu’autant qu’elle nous les annonce comme tangibles ; de même toute la valeur de la

  1. Voir Le Fondement de la morale, ch. II, traduction de A. Burdeau.