Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/12

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lité qu’il cherche se présenter, se faire accepter, avoir son jour de succès : ce qui d’ailleurs est dans l’ordre. Car la réalité en elle-même ne doit être cherchée que pour elle-même : sans quoi on ne la trouvera pas, car toute préoccupation nuit à la pénétration. Aussi, et l’histoire de la littérature en fait foi, il n’est nulle œuvre de valeur qui, pour arriver à sa pleine valeur, n’ait réclamé beaucoup de temps, cela surtout quand elle était du genre instructif et non du genre divertissant ; et pendant ce temps, le faux brillait d’un grand éclat. Il y aurait bien un moyen : ce serait d’unir la réalité avec l’apparence de la réalité ; mais cela est difficile et parfois impossible. C’est la malédiction de ce monde de la nécessité et du besoin, que tout doit servir des besoins, faire la corvée pour eux : aussi, par sa nature même, il ne permet pas qu’un effort noble et élevé, quel qu’il soit, ainsi l’effort de l’esprit vers la lumière et la vérité, se déploie sans obstacle, ou puisse seulement s’exercer pour lui-même. Non pas : dès que pareille chose s’est manifestée, dès que l’idée en a été introduite par un exemple, aussitôt les intérêts matériels, les desseins personnels, s’ingénient à s’en servir soit comme d’un instrument, soit comme d’un masque. Il était donc naturel, dès que Kant eut rénové aux yeux de tous la philosophie, qu’elle devînt un instrument pour de certains intérêts : intérêts d’État en haut, intérêts individuels en bas ; — pour préciser, ce n’est pas elle qui a subi ce sort ; c’est celle que j’appelle son double. Tout cela ne peut nous étonner : les hommes ne sont, pour une majorité énorme, incroyable, capables par nature même que de buts matériels : ils n’en peuvent concevoir d’autres. Par conséquent, l’effort dont nous parlons, vers la vérité seule, est trop haut, trop exceptionnel, pour qu’on puisse s’attendre à voir la totalité des hommes, ou un grand nombre, ou seulement même quelques-uns, y prendre intérêt. Si, malgré cela, on voit parfois, comme il arrive aujourd’hui en Allemagne, un grand déploiement d’activité dépensée à étudier, à écrire, à discourir des choses de la philosophie, on peut de confiance affirmer que le véritable primum mobile, le ressort caché de tout ce mouvement, si l’on veut bien mettre de côté les grands airs et les déclarations pompeuses, c’est quelque but tout réel et nullement idéal, un intérêt individuel, un intérêt de corporation, d’Église, d’État, mais bref un intérêt matériel ; que, par suite, ce qui met en train toutes les plumes de nos prétendus savants universels, ce sont des raisons de parti, des visées, et non des vues ; et qu’enfin, dans toute cette troupe en émoi, la dernière chose dont on se préoccupe, c’est la vérité. Celle-ci ne rencontre point de partisans, et, dans l’ardeur de cette mêlée philosophique, elle peut suivre paisiblement son chemin, aussi inaperçue qu’elle l’eût été dans la froide nuit du siècle le plus ténébreux emprisonné