Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/141

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travaillent comme si c’était un motif connu[1], ils l’ignorent parfaitement. Leur activité n’est pas réglée par un mobile, elle n’est pas accompagnée de représentation, et nous prouve clairement que la volonté peut agir sans aucune espèce de connaissance. Le jeune oiseau n’a aucune représentation des œufs pour lesquels il construit un nid, ni la jeune araignée de la proie pour laquelle elle tisse un filet, ni le fourmi-lion, de la fourmi pour qui il prépare une fosse. La larve du cerf-volant creuse dans le bois le trou où doit s’accomplir sa métamorphose, deux fois plus grand s’il doit en résulter un mâle que si c’est une femelle, afin de ménager une place pour les cornes, dont la larve n’a évidemment aucune représentation. Dans cet acte particulier de ces animaux, l’activité se manifeste aussi clairement que dans tous les autres ; seulement c’est une activité aveugle, qui est accompagnée de connaissance, mais non dirigée par elle. Si une fois nous avons bien compris que la représentation, en tant que motif, n’est pas essentiellement une condition nécessaire de l’activité de la volonté, il nous sera plus facile de reconnaître cette activité là où elle est le moins évidente, et nous ne soutiendrons plus que l’escargot bâtit sa maison par une volonté qui n’est pas à lui et qui est dirigée par la connaissance, pas plus que nous ne soutiendrons que la maison que nous bâtissons nous-même s’élève par une volonté autre que la nôtre : nous dirons que les deux maisons sont l’œuvre d’une volonté s’objectivant dans deux phénomènes, laquelle travaille en nous sous l’influence de motifs, et qui, encore aveugle chez l’escargot, semble céder à une impulsion venue du dehors. Chez nous aussi, la volonté est aveugle dans toutes les fonctions de notre corps, que ne règle aucune connaissance, dans tous ses processus vitaux ou végétatifs, dans la digestion, la sécrétion, la croissance, la reproduction. Ce ne sont pas seulement les actions du corps, c’est le corps entier lui-même qui est, nous l’avons vu, l’expression phénoménale de la volonté, la volonté objectivée, la volonté devenue concrète : tout ce qui se passe en lui doit donc sortir de la volonté ; ici, toutefois, cette volonté n’est plus guidée par la conscience, elle n’est plus réglée par des motifs : elle agit aveuglément et d’après des causes qu’à ce point de vue nous appelons excitations.

En effet, j’appelle cause, au sens le plus étroit du mot, tout état de la matière qui en produit un autre nécessairement et qui subit en même temps une modification égale à celle qu’il cause (loi de l’égalité entre l’action et la réaction). Il y a plus : dans la cause proprement dite, l’action croît proportionnellement à l’intensité de la cause, et par conséquent il en est de même de la réaction ; ainsi,

  1. Le chapitre XXVII des Suppléments traite spécialement de cette question.