Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/153

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aussi comme volonté si elle était douée de connaissance. Spinoza, en cet endroit, se borne à remarquer la nécessité avec laquelle la pierre tombe, et veut transporter cette nécessité aux actes volontaires de l’individu. Mais moi, je considère l’essence intime qui donne son sens et sa valeur à toute nécessité réelle, et qui est supposée par elle ; qui s’appelle caractère chez l’homme, propriété dans la pierre ; qui est identique dans l’un et l’autre ; que la conscience immédiate nomme volonté, et qui a, dans la pierre, le plus faible, dans l’homme, le plus haut degré de visibilité, d’objectivité. Saint Augustin a fort bien saisi l’identité qu’il y a entre l’effort des choses et notre volonté, et je ne puis m’empêcher de citer son sentiment, sous sa forme naïve : « Si pecora essemus, carnalem vitam et quod secundum sensum ejusdem est amaremus, idque esset suffîciens bonum nostrum, et secundum hoc si esset nobis bene, nil aliud quæreremus. Item, si arbores essemus, nihil quidem sentientes motu amare possemus ; verumtamen, id quasi appetere videremur, quo feracius essemus, uberiusque fructuosæ. Si essemus lapides, aut fluctus, aut ventus, aut flamma, vel quid ejusmodi, sine ullo quidem sensu atque vita, non tamen nobis deesset quasi quidam nostrorum locorum atque ordinis appetitus. Nam velut amores corporum, momenta sunt ponderum, sive deorsum gravitate, sive sursum levitate nitantur : ita enim corpus pondere, sicut animus amore fertur, quocunque fertur. » (De civ. Dei, XI, 28.)

Il est également intéressant d’observer qu’Euler aussi voulait ramener la cause intime de la gravitation à une « inclination, à un désir particulier aux corps ». (68, Lettres à une princesse). Et c’est là même ce qui le rend peu favorable à la théorie de la gravitation, telle que Newton l’a donnée, et il s’est efforcé d’en trouver une modification conforme à l’ancienne théorie cartésienne, c’est-à-dire de déduire la gravitation du choc d’un certain éther sur les corps, ce qui serait plus conforme « à la raison et plairait davantage aux personnes qui aiment les principes clairs et compréhensibles ». Il veut bannir l’attraction de la chimie, comme une qualité occulte. Tout cela répond bien à cette conception froide de la nature qui dominait à l’époque d’Euler, et qui n’était que le corollaire de l’âme immatérielle ; mais il n’en est pas moins remarquable, pour ce qui concerne la vérité fondamentale que je défends et qu’Euler entrevoyait comme une lueur lointaine, de voir cet esprit délicat et subtil faire à temps volte-face et, dans sa crainte de compromettre tous les principes admis de son époque, chercher un refuge dans une théorie absurde, morte depuis longtemps.