Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/163

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milliers d’années les forces chimiques sommeillent dans une matière, jusqu’à ce que le choc d’un réactif les mette en liberté : c’est alors seulement qu’elles apparaissent ; mais le temps n’existe que pour cette apparition, et non pour la force elle-même. Pendant des milliers d’années encore, le galvanisme sommeille dans le cuivre et le zinc, et tous deux gisent à côté de l’argent, qui, dès qu’il se rencontre avec eux dans certaines conditions, doit s’enflammer. Dans le règne organique lui-même, nous voyons une semence desséchée conserver pendant trois mille ans la force qui repose en elle, et, grâce à de certaines circonstances favorables, germer enfin et devenir plante[1].

Ces considérations nous ont bien fait voir la différence qu’il y a entre une force naturelle et ses manifestations ; nous nous sommes convaincus que cette force est la volonté elle-même à tel degré de son objectivation. La multiplicité ne convient qu’aux phénomènes, à cause de l’espace et du temps, et la loi de causalité n’est pas autre chose que la détermination du point dans le temps et dans l’espace où se produisent les phénomènes particuliers. Dès lors, nous pourrons comprendre toute la vérité et toute la profondeur de la doctrine de Malebranche sur les « causes occasionnelles ». Il serait intéressant de comparer cette théorie, — telle qu’il l’expose dans la Recherche de la vérité (3e chapitre de la 2° partie du 6° livre), et dans les éclaircissements qui forment l’appendice de ce chapitre, — avec l’exposé que je viens de faire, et de voir comment deux doctrines dont le point de départ est si opposé peuvent arriver à une parfaite concordance. Je m’étonne que Malebranche, emprisonné dans les dogmes positifs que son temps lui imposait, ait rencontré si heureusement et si exactement la vérité, malgré toutes les entraves, sans abandonner pour cela le dogme, du moins dans la forme.

  1. Le 16 septembre 1840, à l’institut littéraire et scientifique de Londres, dans une conférence sur les antiquités égyptiennes, M. Pettigrew a montré des grains de blé trouvés par sir G. Wilkinson dans un tombeau de Thèbes, où ils avaient dû rester trente siècles. Ils étaient placés dans un vase hermétiquement fermé. M. Pettigrew, en ayant semé douze, avait obtenu une plante qui atteignait cinq pieds et dont les graines étaient parfaitement mûres. (Times, 21 septembre 1840.) — De même à la Société de médecine et de botanique de Londres, en 1830, M. Haulton a fait voir un tubercule trouvé dans la main d’une momie d’Egypte, qui y avait été sans doute placé dans quelque intention religieuse et qui avait au moins 2.000 ans. Il l’avait planté dans un pot de fleurs, où il avait aussitôt poussé et verdi. (Medical Journal de 1830, cité dans le Journal of the Royal Institution of Great Britain, octobre 1830, page 196.) — « Dans le jardin de M. Grimstone, du Jardin des plantes, à Londres, il y a maintenant une tige de pois en pleine floraison, provenant d’un pois que M. Pettigrew et les employés du British Museum ont trouvé dans un vase placé en un sarcophage égyptien où il devait être resté 2.844 ans. » (Times, 16 août 1844.) — Bien plus, on a trouvé des crapauds vivants dans des pierres calcaires : c’est dire que la vie animale elle-même peut aussi supporter une suspension de plusieurs siècles, quand elle est préparée par le sommeil hibernal, et entretenue par des circonstances spéciales.