Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/182

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C’est ainsi, par exemple, que l’idée qui se manifeste dans une force naturelle quelconque n’a toujours qu’une manifestation simple, bien que cette manifestation puisse varier d’après la nature des relations extérieures ; sans cela on ne pourrait même pas prouver son identité, car on ne peut le faire que par élimination de la variété qui résulte uniquement de relations extérieures. Ainsi le cristal n’a qu’une manifestation d’existence, qui est sa cristallisation, et celle-ci trouve à son tour son expression complètement parfaite et achevée dans cette forme durcie, cadavre de cette vie momentanée. Déjà la plante n’exprime pas en une seule fois et par une manifestation simple l’idée dont elle est le phénomène, mais par une succession de développements organiques dans le temps. L’animal non seulement développe de même son organisme dans une succession souvent très variée d’états (métamorphoses), mais cette forme elle-même, bien qu’étant déjà objectité de la volonté à ce degré, ne suffit pas cependant à donner une expression complète de son idée ; celle-ci s’achève beaucoup mieux dans les actions de l’animal où son caractère empirique, qui est le même dans toute l’espèce, s’exprime et donne pour la première fois la manifestation complète de l’idée : en quoi il suppose, donné comme base, un organisme déterminé. Chez l’homme, chaque individu a déjà son caractère empirique particulier (comme nous le verrons au 4e livre) jusqu’à suppression complète du caractère spécifique, par l’annihilation de toute volonté.

Ce qui, par le développement nécessaire dans le temps, et aussi par le fractionnement en actions isolées, est reconnu comme caractère empirique, constitue, abstraction faite de cette forme temporelle du phénomène, le caractère intelligible, selon l’expression de Kant, qui, en faisant ressortir cette distinction et en établissant le rapport entre la liberté et la nécessité, c’est-à-dire proprement entre la volonté comme chose en soi et sa manifestation dans le temps, montre d’une façon remarquablement supérieure l’immortelle utilité de son rôle[1]. Le caractère intelligible coïncide donc avec l’idée, ou plus particulièrement avec l’acte de volonté primitif qui se manifeste dans l’idée : de cette façon, non seulement le caractère empirique de chaque homme, mais aussi celui de chaque espèce d’animaux et de plantes, celui même de toute force primitive du monde inorganique, peut être envisagé comme la manifestation d’un caractère intelligible, c’est-à-dire d’un acte de volonté indivisible existant

  1. Voir Critique de la raison pure : « Solution des idées cosmologiques sur la totalité de la dérivation des événements cosmiques, » p. 560-586 de la 5e et p. 532 et suiv. de la 1re édit., et Critique de la raison pratique, 4e édit., p. 169-179. — Edit. Rosenkranz, p. 224 et suiv. — Comparez ma dissertation sur le principe de raison, § 43. (Note de Schopenhauer.)