Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/188

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ignorent ; l’araignée, le fourmi-lion dressent, avec une ruse calculée, des pièges pour une proie à venir qui leur est encore inconnue ; les insectes déposent leurs œufs dans les endroits où la future larve trouvera sa nourriture à venir. Lorsque, au temps de la floraison, la fleur femelle de la valisneria déroule les spires de sa tige qui la retenaient jusque-là au fond de l’eau et émerge ainsi à la surface, juste au même moment la fleur mâle s’arrache à la courte tige sur laquelle elle poussait au fond de l’eau et, au prix de sa vie, elle gagne ainsi la surface ; une fois qu’elle y est parvenue, elle flotte autour de la fleur femelle et elle la cherche ; celle-ci, après la fécondation, grâce à une nouvelle contraction de ses spires, regagne les profondeurs où le fruit va se former[1]. Il faut encore citer la larve du cerf-volant mâle, qui, lorsqu’elle fore son trou dans le bois en vue de la métamorphose, le fait une fois plus gros que la larve femelle, afin d’avoir de la place pour ses cornes à venir. L’instinct des animaux est, en somme, le meilleur exemple pour éclaircir la téléologie du reste de la nature. En effet, il en est de l’instinct comme de toute production au sein de la nature ; c’est une action qui semble dirigée vers un but et qui est complètement dénuée d’intention. Car, dans la téléologie de la nature, tant extérieure qu’intérieure, ce que nous concevons comme moyen et fin n’est partout qu’une manifestation, située dans le temps et l’espace et appropriée à notre manière de connaître, manifestation de l’unité de la volonté d’accord avec elle-même dans ces limites.

Mais parfois cette adaptation réciproque, cette conformation des phénomènes les uns aux autres, conformation qui procède de l’unité de la volonté, ne réussissent pas à faire disparaître le conflit dont nous parlions tout à l’heure, qui se traduit par une lutte générale dans la nature et qui tient à l’essence de la volonté. L’harmonie ne s’étend que dans les limites où elle est nécessaire à l’existence et à la subsistance du monde et des créatures, qui, sans l’harmonie, auraient déjà péri depuis longtemps. Voilà pourquoi cette harmonie se borne à garantir la conservation et les conditions générales d’existence à l’espèce, non à l’individu. Si donc, grâce à l’harmonie et à l’adaptation, les espèces dans le monde organique, les forces générales de la nature dans le monde inorganique coexistent les unes avec les autres et même se prêtent mutuellement appui, en revanche la lutte intime de la volonté qui s’objective dans toutes ces idées se traduit dans la guerre à mort, — guerre sans trêve, — que se font les individus de ces espèces et

  1. Chatin, Sur la Valisneria spiralis, dans les Comptes-rendus de l’Académie des sciences, n° 13, 1885.