Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/211

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mêmes passions et le même sort ; les motifs et les événements diffèrent, il est vrai, dans les différentes pièces, mais l’esprit des événements est le même ; les personnages de chaque pièce ne savent rien non plus de ce qui s’est passé dans les précédentes où ils avaient pourtant déjà leur rôle : voilà pourquoi, malgré toute l’expérience qu’il aurait dû acquérir dans les pièces précédentes, Pantalon n’est ni plus habile ni plus généreux, Tarlafia n’a pas plus de conscience, ni Brighella plus de courage, ni Colombine plus de moralité.

Supposons qu’il nous soit donné de jeter un clair regard sur le domaine du possible, au delà de la chaîne des causes et des effets : le génie de la terre surgirait et il nous montrerait dans un tableau les individus les plus parfaits, les initiateurs de l’humanité, les héros que le destin a emportés avant que l’heure de l’action eût sonné pour eux. — Puis il nous ferait voir les grands événements qui eussent modifié l’histoire du monde, qui eussent amené des époques de lumière et de civilisation suprêmes, si le hasard le plus aveugle, l’incident le plus insignifiant ne les avaient étouffés à leur naissance. — Il nous représenterait enfin les forces imposantes des grandes individualités, qui auraient suffi à féconder toute une série de siècles, mais qui se sont égarées par erreur ou par passion, ou bien qui, sous la pression de la nécessité, se sont inutilement employées à d’indignes et stériles objets, ou encore qui se sont dissipées par pur amusement. Nous verrions tout cela, et ce serait pour nous un deuil : nous pleurerions sur les trésors que les siècles ont perdus. Mais l’esprit de la terre nous répondrait avec un sourire : « La source d’où émanent les individus et leurs forces est inépuisable et infinie, autant que le temps et que l’espace : car, comme le temps et l’espace, ils ne sont que le phénomène et la représentation de la volonté. Aucune mesure finie ne peut jauger cette source infinie : aussi chaque événement, chaque œuvre étouffée dans son germe a-t-elle encore et toujours l’éternité entière pour se reproduire. Dans ce monde des phénomènes toute perte absolue est impossible, comme tout gain absolu. La volonté seule existe : elle est la chose en soi, elle est la source de tous ces phénomènes-La conscience qu’elle prend d’elle-même, l’affirmation ou la négation qu’elle se décide à en tirer, tel est le seul fait en soi[1].

  1. Cette dernière phrase est inintelligible quand on ne connaît pas le livre suivant.