Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/215

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à la contemplation pure ; par suite, il n’attache point longtemps ses regards sur un objet : mais, dès qu’une chose s’offre à lui, il cherche bien vite le concept sous lequel il la pourra ranger (comme le paresseux cherche une chaise), puis il ne s’y intéresse pas davantage. C’est pourquoi il en a si vite fini avec toutes choses, avec les œuvres d’art, avec les beautés de la nature, avec le spectacle vraiment intéressant de la vie universelle, considérée dans les scènes multiples. Il ne s’attarde pas : il ne cherche que son chemin dans la vie. La connaissance des Idées est nécessairement intuitive, et non abstraite ; la connaissance propre au génie serait donc restreinte à l’idée des objets effectivement présents à la personne de l’auteur ; elle se rattacherait à la chaîne des circonstances qui l’ont elle-même amenée ; mais, grâce à l’imagination, l’horizon s’étend bien au delà de l’expérience actuelle et personnelle de l’homme de génie ; il se trouve ainsi en état, étant donné le peu qui tombe sous son aperception réelle, de construire tout le reste et d’évoquer ainsi devant lui presque toutes les images que peut offrir la vie. D’ailleurs, les objets réels ne sont presque toujours que des exemplaires très défectueux de l’idée qui s’y manifeste : l’imagination est, par suite, nécessaire au génie pour voir dans les choses non ce que la nature y a effectivement mis, mais plutôt ce qu’elle s’efforçait d’y réaliser et ce qu’elle n’eût point manqué d’amener à l’acte, sans ce conflit entre ses formes dont nous avons parlé dans le livre précédent. Nous reviendrons plus tard sur ce point, lorsque nous étudierons la sculpture. L’imagination agrandit donc le cercle de vision du génie, elle l’étend au delà des objets qui s’offrent effectivement à sa personne, et cela au point de vue de la qualité comme de la quantité. Par conséquent, une puissance extraordinaire d’imagination est le corrélatif et même la condition du génie. Mais on ne peut point réciproquement conclure de celle-là à celui-ci ; disons plus, les hommes même d’une intelligence ordinaire peuvent avoir beaucoup d’imagination. En effet, si l’on peut considérer un objet réel de deux façons opposées, à la manière pure et objective, comme fait le génie qui en saisit l’Idée, ou bien à la manière commune et simplement dans les relations qu’il a avec les autres objets et avec notre propre volonté, il n’est pas moins possible de considérer également de deux manières un produit de l’imagination. Considéré au premier point de vue, c’est un moyen pour arriver à la connaissance de l’idée dont la communication constitue l’œuvre d’art, ou tout au plus encore ce qui pourrait par hasard le devenir ; il prend, dans le sens le plus large du mot, des indications topographiques : mais il ne perd pas son temps à contempler la vie pour elle-même. Au contraire, chez l’homme de génie, la faculté de connaître, grâce à