Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/219

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yeux auront été déshabitués de l’obscurité ; ils deviendront, à cause de leurs méprises, la raillerie de leurs compagnons qui n’auront jamais quitté ni la caverne ni les ombres. » Dans le Phèdre (p. 317) il dit positivement que sans un peu de folie il n’y a point de vrai poète ; il prétend même (p. 327) que l’on passe pour fou, dès que des choses éphémères on dégage les idées éternelles. Cicéron nous cite Démocrite et Platon : « Negat enim, sine furore, Democritus, quemquam poetam magnum esse posse ; quod idem dicit Plato. » (De Divin., I, 37.) Pope, enfin, nous dit :

Great wits to madness sure are near allied,
And thin partitions do their bounds divide[1].

C’est surtout Goethe qui est instructif sur ce point. Dans son Torquato Tasso il ne se contente pas de représenter la souffrance, ni le martyre propre au génie en tant que génie ; il nous montre aussi ses empiétements continuels sur la folie. Enfin pour se convaincre de cette proche parenté entre le génie et la folie, qu’on lise les biographies de très grands génies, tels que Rousseau, Byron, Alfieri ; les anecdotes tirées de la vie de quelques autres ne seront pas moins concluantes ; citons enfin un exemple personnel : j’ai visité fréquemment des maisons d’aliénés et j’y ai rencontré des sujets d’une incontestable valeur ; leur génie perçait, à ne s’y point méprendre, à travers la folie ; mais chez eux la folie était demeurée complètement maîtresse. Une pareille coïncidence ne peut être mise sur le compte du hasard ; car, d’une part, le nombre des aliénés est relativement très petit ; d’autre part, l’apparition d’un homme de génie, événement rare au-dessus de toute expression, peut être considérée comme un fait exceptionnel au sein de la nature. Il suffit d’ailleurs pour s’en convaincre de calculer le nombre des hommes de génie qu’a produits l’Europe cultivée dans l’antiquité comme dans les temps modernes, en ne comptant bien entendu que ceux qui ont produit des œuvres dignes de conserver dans tous les âges un prix immortel aux yeux des hommes ; que l’on compare ensuite ce nombre avec les 250 millions d’hommes qui vivent sans cesse en Europe et se renouvellent tous les trente ans. Voici encore un fait que je ne veux point passer sous silence : j’ai connu certaines personnes d’une supériorité intellectuelle marquée, sinon éminente : elles présentaient en même temps de légers indices de folie. Il semblerait, d’après cela, que toute supériorité intellectuelle qui dépasse la mesure ordinaire doive être considérée comme une chose anormale qui prédispose à la folie. Cependant je veux résumer le plus brièvement possible mon opinion sur la raison purement intellectuelle de cette parenté entre génie et folie ; car cette discussion ne peut man-

  1. « Le génie confine à la folie ; ils ne sont séparés que par une mince cloison. »