Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/221

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gouverné par le caprice du moment, lié aux chimères qui constituent pour lui le passé : aussi, lorsqu’on se trouve auprès de lui, est-on sans cesse exposé à être maltraité ou mis à mort, à moins de lui faire continuellement sentir qu’on est le plus fort.

La connaissance du fou et celle de l’animal se confondent en ce qu’elles sont toutes deux restreintes au présent ; mais voici ce qui les distingue : l’animal n’a à proprement parler aucune représentation du passé considéré comme tel ; sans doute il subit l’effet de cette représentation par l’intermédiaire de l’habitude, lorsque, par exemple, il reconnaît après plusieurs années son ancien maître, c’est-à-dire celui dont le regard a produit sur lui une impression habituelle, persistante ; toujours est-il qu’il n’a aucun souvenir du temps qui s’est depuis écoulé : le fou au contraire conserve toujours dans sa raison le passé in abstracto ; mais c’est un faux passé qui n’existe que pour lui et qui est un objet de créance constante ou seulement momentanée : l’influence de ce faux passé l’empêche, bien qu’il connaisse exactement le présent, d’en tirer aucun parti, alors que l’animal lui-même est capable de l’utiliser. Voici comment j’explique que de violentes douleurs morales, que des événements terribles et inattendus occasionnent fréquemment la folie. Une douleur de ce genre est toujours, à titre d’événement réel, limitée au présent ; c’est dire qu’elle est passagère et que comme telle elle ne dépasse point nos forces : elle ne devient excessive que si elle est permanente ; mais comme telle elle se réduit à une simple pensée et c’est la mémoire qui en reçoit le dépôt : si cette douleur, si le chagrin causé par cette pensée ou par ce souvenir est assez cruel pour devenir absolument insupportable et dépasser les forces de l’individu, alors la nature, prise d’angoisse, recourt à la folie comme à sa dernière ressource ; l’esprit torturé rompt pour ainsi dire le fil de sa mémoire, il remplit les lacunes avec des fictions ; il cherche un refuge au sein de la démence contre la douleur morale qui dépasse ses forces : c’est comme lorsqu’on ampute un membre gangrené et qu’on le remplace par un membre artificiel. — Prenons comme exemples Ajax furieux, le roi Lear, Ophélie, car les créations du véritable génie sont les seules auxquelles nous puissions recourir ici, parce qu’elles sont universellement connues, et elles peuvent d’ailleurs, grâce à leur vérité, être considérées comme des personnes réelles : aussi bien l’expérience réelle et journalière nous donne sur cette question des résultats absolument semblables. Ce passage de la douleur à la folie n’est pas tout à fait sans analogue ; lorsqu’une pensée pénible nous surprend à l’improviste, il nous arrive souvent de vouloir la chasser, d’une manière en quelque sorte mécanique, par une exclamation, par un geste : nous prétendons ainsi nous distraire, nous arracher violemment à notre souvenir.