Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/225

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terne qui nous enlève bien loin de l’infini torrent du vouloir, qui arrache la connaissance à la servitude de la volonté, désormais notre attention ne se portera plus sur les motifs du vouloir ; elle concevra les choses indépendamment de leur rapport avec la volonté, c’est-à-dire qu’elle les considérera d’une manière désintéressée, non subjective, purement objective ; elle se donnera entièrement aux choses, en tant qu’elles sont de simples représentations, non en tant qu’elles sont des motifs : nous aurons alors trouvé naturellement et d’un seul coup ce repos que, durant notre premier asservissement à la volonté, nous cherchions sans cesse et qui nous fuyait toujours ; nous serons parfaitement heureux. Tel est l’état exempt de douleur qu’Épicure vantait si fort comme identique au souverain bien et à la condition divine : car tant qu’il dure nous échappons à l’oppression humiliante de la volonté ; nous ressemblons à des prisonniers qui fêtent un jour de repos, et notre roue d’Ixion ne tourne plus.

Mais cet état est justement celui que j’ai signalé tout à l’heure à titre de condition de la connaissance de l’idée ; c’est la contemplation pure, c’est le ravissement de l’intuition, c’est la confusion du sujet et de l’objet, c’est l’oubli de toute individualité, c’est la suppression de cette connaissance qui obéit au principe de raison et qui ne conçoit que des relations ; c’est le moment où une seule et identique transformation fait de la chose particulière contemplée l’idée de son espèce, de l’individu connaissant, le pur sujet d’une connaissance affranchie de la volonté ; désormais sujet et objet échappent, en vertu de leur nouvelle qualité, au tourbillon du temps et des autres relations. Dans de telles conditions, il est indifférent d’être dans un cachot ou dans un palais pour contempler le coucher du soleil.

Une impulsion intérieure, une prépondérance de la connaissance sur le vouloir peuvent, quelles que soient les circonstances concomitantes, occasionner cet état. Ceci nous est attesté par ces merveilleux peintres hollandais qui ont contemplé d’une intuition si objective les objets les plus insignifiants et qui nous ont donné dans leurs tableaux d’intérieur une preuve impérissable de leur objectivité, de leur sérénité d’esprit ; un homme de goût ne peut contempler leur peinture sans émotion, car elle trahit une âme singulièrement tranquille, sereine et affranchie de la volonté ; un pareil état était nécessaire pour qu’ils pussent contempler d’une manière si objective, étudier d’une façon si attentive des choses si insignifiantes et enfin exprimer cette intuition avec une exactitude si judicieuse : d’ailleurs, en même temps que leurs œuvres nous invitant à prendre notre part de leur sérénité, il arrive que notre émotion s’accroît aussi par contraste ; car souvent notre âme se