Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/228

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et l’importance de la condition subjective du plaisir esthétique ; cette condition, nous l’avons vu, consiste à affranchir la connaissance que la volonté asservissait, à oublier le moi individuel, à transformer la conscience en un sujet connaissant pur et affranchi de la volonté, du temps, de toute relation. En même temps que ce côté subjectif de la contemplation esthétique, son côté objectif, c’est-à-dire la conception intuitive de l’Idée platonicienne, se manifeste toujours à titre de corrélatif nécessaire. Mais avant d’étudier l’Idée et la création artistique dans ses rapports avec elle, il est nécessaire d’insister encore un peu sur le côté subjectif du plaisir esthétique ; nous allons compléter l’étude de ce côté subjectif par l’examen d’un sentiment qui s’y rattache exclusivement et qui dérive d’une de ses modifications, le sentiment du sublime. Après quoi nous passerons à l’étude du côté objectif, et ce sera le complément naturel de notre analyse du plaisir esthétique.

Cependant, à ce que nous avons dit jusqu’ici se rattachent encore les deux observations suivantes. La lumière est la chose la plus réjouissante qui existe : on en a fait le symbole de tout ce qui est bon et salutaire. Dans toutes les religions elle représente le salut éternel ; les ténèbres signifient au contraire damnation. Ormuzd réside dans la lumière la plus pure, Ahriman dans la nuit éternelle. Le Paradis du Dante ressemble assez au Vauxhall de Londres : les esprits bienheureux y apparaissent comme des points lumineux qui se groupent en figures régulières. La disparition de la lumière nous attriste immédiatement ; son retour nous égaie ; les couleurs excitent en nous une vive jouissance qui atteint son maximum, si elles sont transparentes. La raison de tout cela, c’est que la lumière est le corrélatif, la condition de la connaissance intuitive parfaite, c’est-à-dire de la seule connaissance qui n’affecte point directement la volonté. La vue en effet n’est point comme les autres sens ; elle ne possède pas par nature ni à titre de sens la propriété d’affecter directement l’organe d’une manière agréable ou douloureuse ; elle n’a en un mot aucune liaison directe avec la volonté : ce n’est que l’intuition produite dans l’esprit qui peut avoir une telle propriété, et cette propriété repose sur la relation de l’objet avec la volonté. Lorsqu’il s’agit de l’ouïe, ce n’est déjà plus la même chose : les sons peuvent provoquer directement une douleur ; ils peuvent être directement agréables, et cela à titre de simple donnée sensible, sans aucun rapport avec l’harmonie ou la mélodie. Le tact, en tant qu’il se confond avec le sentiment de notre unité corporelle, se trouve astreint plus étroitement encore à exercer son influence directe sur la volonté : cependant il y a des sensations tactiles qui ne provoquent ni douleur ni volupté. Mais les odeurs sont toujours agréables ou désagréables : les sensations du