Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/253

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que nous sommes nous-mêmes cette volonté dont il s’agit ici d’analyser et de créer l’objectivation adéquate, dans ses degrés supérieurs. Cela suffit pour nous donner un réel pressentiment de ce que la nature, identique avec la volonté constitutive de notre propre essence, s’efforce de réaliser ; à ce pressentiment, le génie, digne de ce nom, joint une incomparable profondeur de réflexion : à peine a-t-il entrevu l’Idée dans les choses particulières, aussitôt il comprend la nature comme à demi-mot ; il exprime sur-le-champ d’une manière définitive ce qu’elle n’avait fait que balbutier ; cette beauté de la forme qu’après mille tentatives la nature ne pouvait atteindre, il la fixe dans les grains du marbre ; il la place en face de la nature, à laquelle il semble dire : « Tiens, voilà ce que tu voulais exprimer. » — « Oui, c’est cela, » répond une voix qui retentit dans la conscience du spectateur. — C’est ainsi seulement que le génie grec a pu trouver l’archétype de la forme humaine et l’imposer comme canon à son école de sculpture ; ce n’est que grâce à un tel pressentiment que chacun de nous est capable de reconnaître le beau, là où la nature l’a effectivement, quoique incomplètement réalisé. Ce pressentiment constitue l’idéal : c’est l’Idée, l’Idée qui, pour une moitié du moins, se dégage a priori et qui, en cette qualité, rejoint et complète les données a posteriori de la nature : c’est à cette condition qu’elle passe dans le domaine de l’art. Si l’artiste et l’observateur sont capables a priori, l’un de pressentir et l’autre de reconnaître le beau, cela tient à ce que l’un et l’autre sont identiques à la substance de la nature, à la volonté qui s’objective. En effet, comme le disait Empédocle, l’identique ne saurait être reconnu que par l’identique ; la nature ne peut être comprise que par la nature ; la nature seule peut sonder la profondeur de la nature : mais seul aussi l’esprit est capable de sentir l’esprit[1].

Il est donc absurde de s’imaginer, bien que Xénophon prête cette opinion à Socrate (Stobæi Floril., vol. II, p. 384), que les Grecs ont découvert empiriquement l’idéal de la beauté humaine et qu’ils l’ont fixé par une synthèse des beautés de détail qu’ils avaient observées, choisissant ici un genou, là un bras, etc. D’ailleurs, à cette erreur correspond pour la poésie une erreur tout à fait analogue : l’on se figure, par exemple, que, pour représenter dans ses drames des caractères variés à l’infini, si vrais, si vivants et si

  1. Cette dernière phrase est la traduction du mot de Helvétius : « Il n’y a que l’esprit qui sente l’esprit ; » je n’avais point éprouvé le besoin de le faire remarquer dans la première édition. Mais, depuis ce temps, l’influence abrutissante de la fausse science de Hegel a tellement abaissé, tellement dégradé l’intelligence de nos contemporains, que plus d’un pourrait croire que, moi aussi, je fais ici allusion à l’antithèse : « esprit et nature : » voilà ce qui m’a réduit à me mettre formellement en garde contre ceux qui m’imputeraient de pareils philosophèmes.